Pendant longtemps les maladies infectieuses n'existaient que par leurs symptômes et les épidémies étaient subies sans être comprises. Peste, cholera, typhus ou même syphilis, semblaient le fruit de forces divines ou occultes qui gouvernaient non seulement leur apparition, mais aussi leur évolution vers la guérison ou une issue fatale. Il a fallu attendre l'arrivée du microscope, la maîtrise de la fermentation et des milieux de culture, pour que les bactéries apparaissent autrement que comme des fruits de l'imagination : Robert Koch (1843-1910) puis Louis Pasteur (1822-1895) furent les premiers à démontrer le rôle causal d'un agent infectieux.
Si la démonstration du rôle des microbes s'est faite tardivement, l'apparition des épidémies date du néolithique. Elle a accompagné l'avènement des sociétés sédentaires, l'apparition de l'agriculture et de la domestication des animaux, puis de leur concentration dans des villes. Ce passage à un nouvel espace socioculturel de l'humanité est appelé « première transition épidémique ». Avec l'élevage, l'agriculture et les modifications consécutives du paysage, l'écologie microbienne se modifie. De nouveaux vecteurs et de nouveaux réservoirs d'animaux apparaissent. Les concentrations humaines dans les villes et la précarité́ de l'hygiène allaient faire le reste pour offrir aux pathogènes de multiples occasions d'émergence. Les animaux domestiques, la fameuse pintade de Pandore, le bœuf, le mouton, la chèvre, le porc et le chien transmettent aux hommes ces germes qui ne demandent qu'à̀ franchir la barrière de l'espèce. Le bœuf a ainsi transmis la variole, la lèpre, la tuberculose, la typhoïde, les salmonelles, le ténia. Le mouton nous a légué́ le charbon, le porc et le poulet, la grippe, et le cheval, le tétanos.
Au cours du premier millénaire, les populations ont été frappées par des maladies endémiques d'origine zoonotique (tuberculose, lèpre, peste, typhus etc..,). Les grandes épidémies empruntent les routes maritimes, diffusent en Europe et gagnent l'Amérique. La mortalité est effroyable en même temps que l'ignorance de leur mode de transmission interdit tout moyen rationnel de prévention autre que quarantaine ou mise à l'écart. La première étude épidémiologique significative remonte à 1854 avec les études de John Snow sur les épidémies de choléra. La seconde transition épidémique est apparue à la fin du XIXe siècle grâce aux progrès de la médecine et de l'alimentation. Avec la multiplication des vaccins depuis la vaccination Jennérienne contre la variole, puis la découverte des antibiotiques par Alexandre Fleming, des maladies autrefois destructrices - comme la scarlatine, rougeole, rubéole, oreillon, tétanos ou diphtérie - ont vu leur impact sur la mortalité des pays industrialisés reculer de manière spectaculaire. La poliomyélite n'existe plus en Occident et la variole a été éradiquée du globe au début des années 80. Pourtant avec l'émergence de nouvelles maladies infectieuses telles le SIDA ou la légionellose, la ré-émergence de maladies qu'on croyait sous contrôle, ou l'apparition des épidémies à Coronavirus, nous entrons, depuis les quarante dernières années du XXème siècle, dans une nouvelle transition que favorise de nouveaux facteurs liés à la mondialisation: démographie, voyages, migrations, échanges commerciaux, modification climatique, mauvaise utilisation des antibiotiques, mais toutes ou presque commencent avec les relations que l'homme entretient avec les animaux, notamment la faune sauvage.
Des animaux et des hommes
La plupart des épidémies proviennent des contacts rapprochés avec la faune, particulièrement la faune sauvage. Car l'homme n'est pas seul en cause : ils forment avec l'animal un couple indissociable. Ainsi lors de la pandémie de 2005, le virus H5 N1 peut avoir été transporté par des oiseaux migrateurs, mais c'est plus probablement par des volailles importées dans le cadre d'un trafic illégal qu'il s'est introduit dans l'hémisphère nord. De fait, l'intensification des échanges de marchandises favorisée par la mondialisation de l'économie a une conséquence : la disparition des moyens de quarantaine et des contrôles sanitaires aux frontières. Quand l'homme n'est pas directement impliqué par le biais des contacts entre individus, à la faveur des regroupements urbains, des migrations ou des transports, il l'est en multipliant les rencontres avec l'animal. Les occasions ne manquent pas. Nombre de pratiques agricoles l'exigent. La fièvre hémorragique d'Argentine, décrite en 1953, permit d'isoler un virus infectant des rongeurs qui, broyés par les moissonneuses batteuses, le projetait sous forme d'aérosol de sang et d'urine sur les ouvriers agricoles. La modernité des instruments n'est pas seule en cause. La planète a été modifiée par l'industrie des hommes. La construction de barrages fut à l'origine de la fièvre de la vallée du rift en Égypte en 1976 et en Mauritanie en 1989. La Schistosomiase est devenue endémique dans la région irriguée par le barrage de Diama au Sénégal. La déforestation a permis l'émergence du virus Oropouche en Amazonie et du virus Machupo en Bolivie. Les exemples similaires sont nombreux. La destruction des forêts d'Afrique tropicale, d'Amazonie et d'Indonésie a bouleversé l'écologie et favorisé le contact entre l'homme et la faune, vecteur ou réservoir animaux. L'exploitation de bois exotique a rapproché l'homme des grands singes, réservoir des virus VIH et des populations aux chauves-souris, hôtes des virus Ebola et Marburg. Le risque est grand de nouvelles transmissions interespèces. D'autres pratiques accroissent encore les occasions à haut-risque. La viande de brousse consommée en Afrique est vendue sur les marchés mais aussi exportée et proposée au menu de restaurants très prisés. L'agrotourisme dans les aires protégées où vivent les animaux sauvages ainsi que tous les déplacements d'hommes, d'oiseaux, de moustiques entre les espaces naturels et les zones périurbaines favorisent le passage des germes à des populations non exposées. Toutefois les contacts avec la faune sauvage ne sont pas seuls en cause. L'élevage intensif de poulets, cochons ou ruminants qui facilite la recombinaison entre virus animaux et humains, est aussi à l'origine de nombreuses épidémies à commencer par celle des grippes.
Les Coronavirus n'échappent pas à la règle. Deux grandes séries d'animaux seraient les réservoirs principaux les chauves-souris et les rongeurs. Les chauves-souris seraient notamment responsables des trois graves pandémies du SRAS, du MERS et du Covid19. Dans ces différents cas, des hôtes intermédiaires semblent avoir été identifiés, la civette pour le SRAS, le dromadaire pour le MERS et le pangolin, bien que la fonction vectrice de ce mammifère écailleux en voie d'extinction reste à ce jour discutée. Dans le cas du SRAS la transmission par la civette pourrait être liée à sa consommation lors des ventes sur les marchés asiatiques. Pour le MERS, il pourrait s'agir de transmission par les éternuements, le lait ou la viande. L'épidémie par le Covid 19 devrait ainsi être l'occasion d'une plus grande surveillance de la faune sauvage.
Lèpre et peste : deux gestions pour éviter la contagion
Lèpre et peste ont symbolisé les mesures pour réduire la transmission, la lèpre par l'exclusion, la peste par la quarantaine. Classiquement la dimension divine de la lèpre et la nécessité des mesures d'éviction s'appuient sur les citations dont elles font l'objet dans l'ancien Testament. Les israélites font obligation aux prêtres, dans le Pentateuque, de reconnaître la lèpre et les lépreux et l'on signale dans les livres du Lévitique comment s'y prendre. Dans les Évangiles il est dit que Jésus guérit le lépreux. Le malade est alors vu comme une image vivante du Christ souffrant. Ces élans de charité ne doivent pas dissimuler l'abominable condition des ladres entre le XIème
siècle, date à laquelle le nombre de cas augmente fortement, et le XIVème siècle, où la maladie amorce un net déclin. Cette période qui recouvre le temps des croisades est marquée par une telle exclusion que certains en parlent comme une grande chasse aux lépreux. Les « Maladreries » existaient avant le Moyen Âge. Elles étaient en nombre limité et les religieux avaient pour mission de porter assistance. La pratique de l'isolement se généralise au XIIème
siècle en même temps que les léproseries se multiplient et que leur vocation change. En 1779, le troisième concile de Latran émit un décret qui interdisait aux lépreux de se mélanger aux personnes saines, de partager leur lieu de culte et même d'être enterré avec elles. Le bannissement débutait par un procès au cours duquel le suspect, souvent victime de dénonciation, était déféré devant un représentant de l'évêque, ou devant un jury comportant des lépreux experts et plus tardivement des médecins ou des chirurgiens. Sous le règne de Louis-Philippe, pas une ville, pas une bourgade qui n'avait sa propre Maladrerie. Lorsque l'accusé était convaincu de ladrerie, son exil était consacré par une cérémonie de « mises hors du siècle » semblable à l'office des morts. Il endossait l'habit de ladre et recevait la cliquette, la crécelle, ou la cloche, destinées à signaler sa présence lorsqu'il mendiait du pain. Reclus dans une léproserie, ou relégué dans une cabane au bord de la route, le mariage lui était défendu et il était tenu d'annuler toute union antérieure.
Avec la peste naissent les quarantaines et cordons sanitaires. Le concept de quarantaine, c'est-à-dire l'isolement coercitif mais transitoire des hommes et des marchandises suspects d'avoir été contaminé par une « pestilence », date de 1377 lorsque le recteur de Raguse imposa à tous ceux en provenance d'une zone infectée un isolement de 30 jours sur l'îlot de Mercado. La loi stipulait que tout visiteur en provenance d'une région contaminée devait se plier à la règle de l'isolement. En 1423, le Sénat de Venise adopta une loi comparable en augmentant la durée du confinement à 40 jours, d'où le terme de quarantaine. Le premier édifice consacré à la rétention sanitaire se construit sur l'île Santa Maria de Nazareth qui, par déformation, légat son nom à ce type de bâtiment, les lazarets. Au cours de la réclusion les voyageurs étaient séparés du personnel de l'établissement et les marchandises dispersées sur une esplanade ouverte aux vents. Au cours du siècle suivant, les lazarets se généralisèrent en Europe dans les grands ports de la Méditerranée. À chaque escale, une patente, premier document médico administratif de l'histoire imaginée pour favoriser les échanges sécurisés, est tendue « à l'échelle » afin d'éviter le contact direct puis vérifié par le responsable de la « consigne », le guichet dédié à ce ministère. A l'intérieur des terres une organisation comparable mais différente se met en place. Elle se développe à l'échelle des villes. Lorsqu'une épidémie est déclarée dans une cité ou une région voisine, une liste des lieux affectés est publiée avec interdiction d'échanger avec ces territoires. Une garde renforcée est déployée à l'entrée de la ville pour refouler les indésirables. Chaque cité agit pour son propre compte. Le contexte changera avec l'arrivée de Louis XIV et la prise en main de l'affaire de l'État par Colbert. Le roi nommera des intendants qui donneront une vision plus globale des événements et reprendront à leur compte la gouvernance des épidémies. Cette gouvernance dure toujours...
Le confinement d'aujourd'hui à propos du Covid 19 et les mesures barrières sont dans la lignée de ces mesures édictées aux temps où la notion de contagion n'était pas appuyée par la connaissance du microbe et son portage par des patients asymptomatiques. A ces notions d'histoire ancienne s'ajoutent celles plus récentes de l'épidémie de VIH/Sida qui conduisit pendant un temps à des tentatives d'exclusion, telle l'entrée du territoire américain aux porteurs du virus, nécessitant un dépistage avant l'entrée aux USA. Les Haïtiens, soupçonnés d'être porteurs du virus étaient eux-mêmes interdits de séjour et d'immigration, certains d'entre eux séropositifs ayant été mis en isolement sur la base de Guantánamo. Ces expériences incitent à la réflexion lors de la sortie de crise et de reprise des échanges et des voyages pour que soient respectés l'éthique et les droits de l'homme.
Leçons pour les épidémies du futur
L'émergence d'une crise sanitaire crée une situation particulière où s'additionnent les menaces sur la santé publique et celles en rapport avec les réactions citoyennes. Cette situation justifie une information, communication et éducation adaptées. L'information doit se fonder sur une analyse rigoureuse, qui nécessite un perfectionnement continu des méthodes de recueil épidémiologique et de coordination des données. La communication est essentielle car de la diffusion des connaissances d'une épidémie dépend en grande partie les réactions face à̀ la crise. Mais il faut surtout privilégier l'éducation entre les crises, éducation large sur les microbes et la vulnérabilité des hommes, moyens de contagion, risque d'émergence.
Il faut développer une culture du risque. C'est en comprenant mieux les épidémies du passé et celles à venir que le citoyen pourra davantage participer à̀ une telle ambition.
Patrice Debré est professeur d'immunologie à Sorbonne Université et membre titulaire de l'Académie nationale de médecine. Il a été chef de service, directeur d'un institut de recherche à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et ambassadeur de France chargé de la lutte contre le sida et les maladies transmissibles.
Bibliographie :
Patrice Debré, Jean Paul Gonzalez, Vie et mort des épidémies, Odile Jacob, 2013
Patrice Debré, Les révolutions de la biologie et la condition humaine, Odile Jacob, 2020