PATRICK ARTUS
Comprendre le désordre
monétaire
Introduction
Une évolution extraordinaire des politiques
monétaires, forcément lourde de conséquences
Pourquoi ce
nouveau comportement des Banques Centrales ?
La monnaie de Banque Centrale est la quantité
de monnaie créée par les Banques Centrales par leurs opérations de politique
monétaire. Il s’agit soit de prêts aux banques, soit d’achats d’actifs
financiers, essentiellement des obligations, payés par la création monétaire.
Or, depuis la seconde moitié des années 1990,
encore plus après la crise des subprimes en 2008, et encore davantage après
celle de la Covid en 2020, cette quantité de monnaie de Banque Centrale a
augmenté de manière extraordinaire. Pour l’ensemble de la planète, elle est
passée de 2 100 milliards de dollars en 1996 à 30 000 milliards
de dollars à la fin de 2020.
Pour la zone euro, où pourtant on parle souvent d’une politique
monétaire restrictive, avec la volonté farouche d’éviter l’inflation, la
quantité de monnaie de Banque Centrale passe de 300 milliards d’euros en
1996 à 5 000 milliards d’euros à la fin de 2020 ; aux
États-Unis, de 400 milliards de dollars en 1996 à 7 800 milliards
de dollars à la fin de 2020.
Loin d’avoir des Banques Centrales
restrictives, qui tuent la croissance et l’emploi avec la volonté d’éviter
l’inflation, on observe en réalité des Banques Centrales totalement désinhibées,
qui ont fait exploser la quantité de monnaie disponible.
Pourquoi ce
nouveau comportement des Banques Centrales ?
La première question est alors celle de la
compréhension des raisons qui ont poussé les Banques Centrales à adopter ce
comportement. Certes, il y a eu multiplication des crises : explosion de
la bulle sur les actions en 2000, crise des subprimes et des banques en 2008, crise
de la zone euro à partir de 2010, crise de la Covid en 2020. On comprend que
les Banques Centrales réagissent violemment aux crises, mais on n’observe pas
seulement cela ; on observe le passage à un comportement où, en permanence, et pas seulement au moment
des récessions et après les récessions, la politique monétaire est très expansionniste.
Il ne s’agit plus d’une volonté d’action
contracyclique forte, il s’agit d’utiliser en permanence la politique monétaire
comme instrument de soutien de l’économie, et cette évolution de la stratégie
des Banques Centrales est impressionnante et doit être comprise.
Des
mécanismes obscurs, complexes
Une difficulté apparaît assez vite, qui est
que cette nouvelle pratique de la politique monétaire conduit à des mécanismes
nouveaux : la monétisation des dettes publiques, le Quantitative Easing, l’Helicopter
Money. Ces mécanismes sont complexes et souvent mal compris par les opinions, et
même par les politiques ou les professionnels de la finance. Ceci crée une opacité :
on ne comprend pas bien ce que font les Banques Centrales et la transparence
des politiques monétaires, qui est essentielle, est donc compromise.
Prenons un exemple révélateur : le débat
sur l’endettement public. En apparence, les taux d’endettement public ont
considérablement augmenté (en France, par exemple, de 55 % du PIB au début
des années 2000 à 120 % du PIB à la fin de 2020), et on s’inquiète souvent
du risque de perte de la solvabilité des États et de crise de la dette publique.
Mais les Banques Centrales ont acheté des
quantités considérables de dette publique, et la partie de la dette publique
qui n’est pas détenue par les Banques Centrales a à peine augmenté. Il est
difficile de faire comprendre qu’alors le problème n’est pas l’endettement
public, mais la monnaie créée par la Banque Centrale pour financer ces achats
de dette publique.
Nous essaierons donc dans ce livre de
clarifier ces mécanismes nouveaux complexes.
Les coûts de ces politiques monétaires nouvelles
l’emportent-ils ou non sur leurs avantages ?
La pratique moderne de la politique monétaire
consiste donc en une monétisation constante des déficits publics par les Banques
Centrales (les Banques Centrales créent de la monnaie pour acheter les dettes
publiques émises pour financer les déficits publics).
Il est clair que ceci donne les mains libres
aux États pour mener la politique budgétaire qu’ils
souhaitent. Ceci a été particulièrement clair en 2020 avec la crise de la Covid ;
grâce aux interventions des Banques Centrales, le déficit public a pu atteindre
19 % du Produit Intérieur Brut aux États-Unis, 13 % au Royaume-Uni,
11 % en France, etc.
Mais nous montrons deux sources
d’inquiétudes. D’abord, on ne voit pas d’effet durablement bénéfique des
politiques économiques sur les pays de l’OCDE, où l’effort d’investissement et
la croissance de long terme ont continué à reculer. Ensuite, il n’y a pas de
remède miracle : la liberté que ces politiques monétaires donnent aux
politiques budgétaires à court terme, le maintien de taux d’intérêt très bas,
se paieront à long terme par l’instabilité financière, les bulles, la perte de
valeur de la monnaie, la perte de confiance dans la monnaie.
Attention à l'euphorie de court terme
À court terme, on peut espérer avoir trouvé le remède magique : les déficits publics les plus élevés se financent sans difficulté, les taux d’intérêt restent très bas, aucun risque de crise des dettes publiques n’apparaît. Mais les coûts de cette politique apparaîtront plus tard, lorsque l’instabilité financière apparaîtra. Le pire serait la fuite devant la monnaie : que les agents économiques essaient de se débarrasser de la monnaie dont ils pensent qu’elle va perdre sa valeur. Dans le passé, la fuite devant la monnaie prenait la forme de l’hyperinflation ; aujourd’hui, elle prendrait d’autres formes plus complexes que nous décrivons. Attention donc à ceux qui congratulent les Banques Centrales pour leur action présente.
La question de l'organisation institutionnelle
Depuis les années 1980, l’organisation institutionnelle est en théorie assez simple : les Banques Centrales sont indépendantes et s’occupent d’éviter l’inflation. Mais la pratique est devenue très différente : avec la monétisation des dettes publiques, les Banques Centrales interfèrent avec la politique budgétaire ; de fait, nous le verrons, elles lèvent des impôts ; elles modifient les inégalités de revenu et de patrimoine. Il est donc impossible qu’elles restent indépendantes et sans contrôle démocratique.
Comment tout cela se termine-t-il ?
Il reste à imaginer la fin de cette histoire : si pendant des années les Banques Centrales monétisent les déficits publics, maintiennent des taux d’intérêt extrêmement bas, accroissent de manière gigantesque la quantité de monnaie, que se passe-t-il finalement ? Le pire peut être craint, ce qui inclut peut-être le retour de l’inflation (de l’hyperinflation) et pas seulement des bulles sur les prix des actifs, ce qui inclut certainement l’explosion de bulles encore plus volumineuses que dans le passé.
Prologue
C’est quoi la monnaie ?
Dans ce livre, nous allons utiliser très fréquemment les mots de monnaie, d’offre de monnaie, de création monétaire… Nous voulons d’abord ici préciser de quoi il s’agit, rappeler les mécanismes pertinents et dont la compréhension est nécessaire pour analyser les évolutions des économies contemporaines.
Commençons par la monnaie et l’offre de monnaie. Il y a deux monnaies : la monnaie de Banque Centrale et la monnaie pour les agents économiques non bancaires.
Monnaie de Banque
Centrale (base monétaire) et monnaie « normale »
Nous allons nous appuyer sur les bilans de l’Encadré 1.
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Encadré 1
La monnaie dans les bilans des agents
économiques
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La monnaie de Banque Centrale qu’on appelle
aussi base monétaire est le passif du bilan de la Banque Centrale, c’est-à-dire
les billets et les comptes de réserve des banques à la Banque Centrale. La
monnaie de Banque Centrale a comme contrepartie les actifs financiers
(essentiellement des obligations) que la Banque Centrale a achetés.
On retrouve la
monnaie de Banque Centrale à l’actif du bilan des banques (les réserves des banques
à la Banque Centrale) et à l’actif du bilan des agents économiques non bancaires
(les billets). Dans la pratique, la monnaie de Banque Centrale (la base
monétaire) est constituée essentiellement des réserves des banques à la Banque
Centrale (graphique 1).
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La monnaie que nous appelons « normale » est la monnaie détenue par les agents économiques non bancaires. Il s’agit des billets et essentiellement des dépôts bancaires (on parle de monnaie au sens M2, dépôt et billets, graphique 2).
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Comme nous allons le voir, certaines formes de création monétaire créent un lien entre la monnaie de Banque Centrale et la monnaie « normale » pour les agents économiques non bancaires.
Création monétaire par les banques
La forme normale de création monétaire est la création monétaire par les banques : lorsqu’une banque fait un crédit, elle crédite du montant du crédit le compte de dépôt de l’agent économique qui reçoit le crédit. Il y a donc hausse du même montant des crédits et des dépôts (graphique 3), et il y a donc création de monnaie « normale ».
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Les banques sont confrontées à un système de réserves obligatoires : elles doivent détenir en réserves à la Banque Centrale une fraction de leurs dépôts. Ceci accroît la quantité de monnaie de Banque Centrale quand il y a création de monnaie « normale ».
Quantitative Easing
Nous allons nous intéresser dans ce livre aux pratiques contemporaines de la politique monétaire. L’une d’elles est le Quantitative Easing : les Banques Centrales interviennent pour acheter des actifs financiers (essentiellement des obligations, et surtout des obligations du secteur public) et paient en créant de la monnaie. Revenons aux bilans de l’Encadré 1. On voit qu’il y a deux possibilités.
Soit la Banque Centrale achète des actifs financiers aux banques et paie en créditant les comptes de réserves des banques à la Banque Centrale. Il y a alors hausse de l’offre de monnaie de Banque Centrale (de la base monétaire).
Soit la Banque Centrale achète des actifs financiers aux agents économiques non bancaires ; elle demande aux banques de créditer les dépôts bancaires de ces agents économiques, et elle paie les banques en créditant leur compte de réserves à la Banque Centrale. Il y a alors hausse du même montant de la base monétaire (de l’encours de monnaie de Banque Centrale) et de la monnaie « normale » (détenue par les agents économiques non bancaires).
La pratique du Quantitative Easing explique pourquoi on observe une hausse parallèle de l’encours de dette publique détenue par les Banques Centrales et de l’offre de monnaie de Banque Centrale (de la base monétaire, graphique 4).
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Maintenant qu’on comprend mieux la nature de la monnaie et de la création monétaire, on peut regarder comment le comportement des Banques Centrales a évolué dans les économies contemporaines.
Chapitre 1
Il était difficile de faire autrement
La politique monétaire des pays de l’OCDE a
été assez expansionniste de 2000 à 2007, très expansionniste de 2008 à 2019, ultra
expansionniste depuis 2020. Cette tendance croissante à l’expansion peut être
très inquiétante, mais, au moins initialement, elle s’explique par la volonté
de réagir à des crises de plus en plus
violentes aussi : les subprimes, la crise de la zone euro, la Covid.
Une politique monétaire de
plus en plus expansionniste
La politique monétaire des pays de l’OCDE est
devenue assez expansionniste après la crise de 2000-2001 (explosion de la bulle
sur les actions), est devenue très expansionniste après la crise des subprimes
de 2008-2009 (explosion de la bulle sur les prix de l’immobilier et crise bancaire
qui l’a suivie), est devenue extraordinairement expansionniste avec la crise de
la Covid en 2020. Le caractère expansionniste de la politique monétaire se voit
d’abord à ce que les taux d’intérêt des Banques Centrales dits taux d’intervention
des Banques Centrales et les taux d’intérêt à long terme sont de plus en plus
bas par rapport aux taux de croissance (graphique 1), ensuite à ce que la
quantité de monnaie créée par la Banque Centrale est de plus en plus abondante
(graphique 2).
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Rappelons d’abord ici qu’un taux d’intérêt
chroniquement inférieur au taux de croissance est une anomalie. Celle situation
signifie en particulier que spontanément les taux d’endettement diminuent,
puisque le numérateur, la dette qui progresse avec le taux d’intérêt, croît
moins vite que le dénominateur, le revenu qui croît comme le Produit Intérieur
Brut en valeur.
Cela signifie aussi qu’on ne sait plus
calculer la valeur fondamentale d’un actif (d’une action, d’un logement). La
valeur fondamentale d’un actif est la somme actualisée des revenus futurs que
procure l’actif. Si ces revenus ont un taux de croissance plus élevé que le
taux d’intérêt, la valeur fondamentale de l’actif n’a plus de sens, elle
devient infinie (voir Encadré 1).
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Encadré 1
Valeur
fondamentale d’un actif
La valeur fondamentale d’un actif est la
somme actualisée avec le taux d’intérêt à long terme des revenus futurs que
procure la détention de l’actif.
Prenons l’exemple d’une action. On a :
Si les taux d’intérêt, y compris les primes
de risque qui s’y ajoutent, deviennent inférieurs à la croissance des
dividendes, on ne sait plus calculer la valeur fondamentale d’une action, elle
devient infinie. Ceci signifie pratiquement que, dans cette configuration, on
devrait s’endetter infiniment pour acheter des actions et bénéficier de la
croissance des dividendes supérieure aux taux d’intérêt.
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Rappelons ensuite comment
la Banque Centrale crée de la monnaie : elle achète des actifs financiers
aux agents économiques qui les détiennent (banques, investisseurs institutionnels,
comme les sociétés d’assurance, ménages…) et paient en créant de la monnaie (l’Encadré 2
rappelle ce mécanisme de création monétaire).
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Encadré 2
Création
monétaire par la Banque Centrale
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Lorsque la Banque Centrale achète des actifs
financiers aux agents économiques non bancaires, ceux-ci reçoivent le montant
de la vente sur leurs dépôts bancaires, et les banques recoivent une hausse du
même montant de leurs réserves à la Banque Centrale.
Il y a donc :
-
hausse
de l’offre de monnaie de Banque Centrale (la taille du bilan de la Banque Centrale
augmente, les actifs financiers qu’elle détient et les réserves des banques à
la Banque Centrale croissent du même montant) ;
-
hausse
du même montant de l’offre de monnaie pour les agents économiques non bancaires
(ici les dépôts bancaires).
Le graphique 3 montre cette évolution
parallèle dans les pays de l’OCDE de l’offre de monnaie de Banque Centrale (la
base monétaire) et de l’offre de monnaie pour les agents économiques non
bancaires (qu’on appelle M2).
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On voit donc que la politique monétaire est
devenue, au cours du temps, de plus en plus inquiétante, avec des taux d’intérêt
de plus en plus bas par rapport à la croissance et avec une création monétaire
de plus en plus forte. Mais l’origine de cette politique monétaire très
expansionniste est parfaitement légitime.
Les Banques Centrales
ont réagi efficacement aux crises : 2008, 2010, 2020
La politique monétaire de plus en plus
expansionniste vient en effet d’une réaction qui ne peut pas être critiquée à
des crises de plus en plus violentes. Il s’agit d’abord de la crise des
subprimes : la chute des prix de l’immobilier à partir de 2007 fait
apparaître une très forte hausse des défauts des ménages sur leurs crédits
immobiliers (graphique 4) et ceci déclenche une crise bancaire,
directement en raison des défauts sur les crédits, indirectement parce que les
banques détiennent des actifs titrisés construits à partir des crédits immobiliers, et dont la valeur s’est
effondrée.
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Pour éviter les faillites bancaires, les Banques Centrales sont obligées de tenir leur rôle de Prêteur en Dernier Ressort et d’injecter massivement des liquidités dans les bilans des banques. Elles doivent aussi faciliter la mise en place de déficits publics très importants, et pour cela elles passent au Quantitative Easing, c’est-à-dire à l’achat de titres de la dette publique contre création monétaire, ce qui permet une très forte hausse de l’endettement public sans hausse des taux d’intérêt à long terme (graphique 5).
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Après la crise des subprimes, dans la zone euro, la BCE est ensuite confrontée, de 2010 à 2014, à la crise de la zone euro, qui est à la fois une crise des dettes extérieures et des dettes publiques des pays périphériques de la zone euro (Espagne, Italie, Portugal, Grèce). Ces pays avaient des déficits extérieurs très importants et accumulaient une très importante dette extérieure, qui était largement la contrepartie des déficits publics et de la dette publique (graphique 6).
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À partir de 2010, les pays à excédent d’épargne de la zone euro (Allemagne et Pays-Bas essentiellement), inquiets de l’accumulation de dette extérieure de ces pays refusent de continuer à leur prêter. Il en résulte d’une part l’incapacité pour les pays "périphériques" de conserver un déficit extérieur, la nécessité de contracter leur économie pour le faire disparaître (le graphique 7 montre le recul de la demande intérieure dans les pays périphériques de la zone euro qui a été nécessaire pour faire disparaître leur déficit extérieur, de balance courante) ; d’autre part, avec la disparition des prêteurs, une très forte hausse des taux d’intérêt qui conduit à une crise des dettes publiques.
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Pour éviter un défaut sur les dettes de ces pays, et, inévitablement si ce défaut avait eu lieu, l’explosion de l’euro, la BCE décide d’intervenir en injectant des liquidités dans l’économie, d’abord au travers des banques, puis directement par le Quantitative Easing, ce qui fait retomber les taux d’intérêt à partir de 2014 (voir le graphique 8) et évite la disparition de l’euro.
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Enfin la crise de la Covid en 2020 génère une nouvelle accélération violente de la création monétaire (voir le graphique 2 plus haut), avec des achats massifs de dette publique par les Banques Centrales qui permettent aux États de mettre en place un déficit public considérable (graphique 9, sur ce graphique par convention un déficit public est un chiffre négatif) sans difficulté et sans qu’il y ait hausse des taux d’intérêt.
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Nous reviendrons plus loin sur les effets de la monétisation des déficits publics et sur le statut des dettes publiques détenues par les Banques Centrales.
On peut donc ici retenir que, depuis le début des années 2000, la politique monétaire des pays de l’OCDE est devenue de plus en plus expansionniste, et que ceci peut au départ s’expliquer par la nécessité de réagir à des crises violentes, la crise des subprimes, la crise de la zone euro, la crise de la Covid. Ces crises ont forcé les Banques Centrales à baisser fortement les taux d'intérêt et à injecter massivement des liquidités dans l’économie, soit pour soutenir les banques, soit pour rendre possible la mise en place de déficits publics très importants.
Chapitre 2
L’expansion monétaire devient permanente
Que les Banques Centrales utilisent une
politique monétaire très expansionniste pour réagir aux crises n’est pas
étonnant. Ce qui par contre est étonnant est que la politique monétaire
expansionniste est devenue permanente, qu’elle reste présente même dans les
périodes de croissance et de chômage faibles.
Au départ,
la politique monétaire était contracyclique
Dans le passé, les Banques Centrales des pays
de l’OCDE menaient des politiques monétaires contracycliques : elles
étaient expansionnistes dans les récessions et dans les quelques années suivant
les récessions, puis devenaient moins expansionnistes et enfin restrictives
dans la seconde partie des périodes de croissance. On a bien vu ce comportement
avec les hausses des taux d’intérêt des Banques Centrales en 1988, en 1994, en
2005 (graphique 1), à un
moment où le taux de chômage avait déjà baissé, mais bien avant le retour au plein
emploi.
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Les Banques Centrales avaient en effet à
cette époque appris deux choses.
D’abord, qu’il fallait lutter contre
l’inflation avant que l’inflation apparaisse, de manière préemptive (à
l’avance, par précaution). Dans la seconde moitié des années 1970 et au début
des années 1980, le fait que les Banques Centrales avaient alors réagi
tardivement à l’inflation (voir le graphique 2) avait conduit à la
nécessité d’accroître très fortement les taux d’intérêt, donc à une forte perte
d’activité et d’emploi, et aussi à l’apparition d’une inflation très forte. C’est
alors, au début des années 1980, que les Banques Centrales passent à « l’inflation
targeting » (le ciblage d’inflation : c’est l’inflation future
anticipée qui est l’objectif des Banques Centrales, pas l’inflation présente) et
incorporent le concept de crédibilité de la Banque Centrale (la Banque Centrale
doit maintenir des anticipations faibles d’inflation, voir l’Encadré 1).
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Encadré 1
Crédibilité
de la Banque Centrale
L’idée de la crédibilité est la suivante :
-
la
production croît avec l’excès de l’inflation sur l’inflation anticipée ;
-
les
agents économiques anticipent parfaitement le comportement de la Banque
Centrale, donc l’inflation future ;
-
si la Banque
Centrale n’est pas crédible, l’inflation future anticipée est élevée, et, à l’équilibre,
la Banque Centrale pratique une inflation élevée qui est correctement
anticipée. Il en résulte une inflation forte qui n’a pas d’effet positif sur la
production (négatif sur le chômage) puisqu’elle est anticipée ;
-
si la Banque
Centrale est crédible, l’inflation qu’elle utilise est faible, et cette
inflation faible est correctement anticipée ; la production est la même
que si l’inflation était forte, et le gain en bien-être vient de la disparition
de l’inflation.
La Banque Centrale doit donc stabiliser les
anticipations d’inflation pour rester crédible.
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La seconde chose que les Banques Centrales avaient
apprise dans le passé est qu’il fallait pratiquer le « Leaning Against the
Wind », c’est-à-dire une politique monétaire progressivement plus
restrictive dans les périodes de croissance pour éviter l’excès d’endettement et
les hausses anormalement rapides des prix des actifs (des cours boursiers, des
prix de l’immobilier).
Or, tous ces choix des Banques Centrales
semblent avoir été oubliés depuis la crise des subprimes de 2008-2009.
Vers des
politiques monétaires toujours expansionnistes
On voit en effet, depuis la crise des
subprimes de 2008-2009 et encore plus depuis le début de la crise de la Covid en 2020,
un changement de stratégie et d’objectif des Banques Centrales. Ce changement
de stratégie a été clairement décrit par la Réserve Fédérale aux États-Unis,
mais il est perceptible dans les déclarations de toutes les Banques Centrales.
Il s’agit en fait de donner un poids important à l’objectif de retour rapide à
un plein emploi complet, d’obtenir un taux de chômage extrêmement bas. La
Réserve Fédérale explique que c’est le moyen pour réduire les inégalités en
ramenant sur le marché du travail des personnes qui en sont sorties, qui ont
des difficultés d’accès à l’emploi.
On a parfois appelé cette nouvelle pratique
des Banques Centrales la « théorie de la surchauffe » : en
continuant à soutenir la demande alors que l’économie est déjà proche du plein emploi,
on obtiendrait des évolutions favorables : comme il a été dit, retour à l’emploi
de personnes qui en sont éloignées, amélioration de l’efficacité des
entreprises qui doivent satisfaire un supplément de demande alors qu’il est difficile
de recruter. L’Encadré 2 montre que la théorie de la surchauffe a été
effectivement utilisée aux États-Unis sous la présidence de D. Trump.
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Encadré 2
La
théorie de la surchauffe sous D. Trump aux États-Unis
La politique monétaire (graphique 3) et
la politique budgétaire (graphique 4) des États-Unis sont restées
expansionnistes à partir de 2017 alors que le taux de chômage était déjà faible
jusqu’à la crise de la Covid.
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Ceci a bien conduit à quelques effets
favorables :
-
une hausse
du taux de participation (pourcentage de la population en âge de travailler qui
se présente sur le marché du travail) et du taux d’emploi (graphique 5), ce
qui veut dire que la stimulation de la demande a attiré de nouvelles personnes sur le marché du
travail ;
|
-
un
redressement des gains de productivité de 2016 à la crise de la Covid (graphique 6), les entreprises devant
devenir plus efficaces pour satisfaire une demande forte alors que le marché du
travail est déjà tendu.
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L’« Average
Inflation Targeting » et le « Yield Curve Control » : deux
nouveaux objectifs
La politique monétaire, dans la période contemporaine, reste donc expansionniste pendant toute la période de croissance, pas seulement au début de la période de croissance comme dans le passé. Techniquement, ceci peut prendre la forme de deux modalités nouvelles pour la politique monétaire.
La première est l’Average Inflation Targeting
Dans le passé, les Banques Centrales pratiquaient l’« Inflation Targeting » (en français, le ciblage d’inflation). Dans les récessions, l’inflation descend en dessous de l’objectif d’inflation de 2 % (graphique 7 ; l’inflation sous-jacente est l’inflation hors énergie et alimentation) ; dans les reprises économiques, l’objectif de la Banque Centrale est de ramener l’inflation à 2 %, et, lorsque l’inflation menace de passer au-dessus de 2 %, la Banque Centrale commence à remonter les taux d’intérêt.
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Mais, avec l’Average Inflation Targeting (l’objectif d’inflation moyenne), l’objectif n’est pas de ramener l’inflation à 2 %, mais de ramener l’inflation moyenne sur plusieurs années à 2 %. Ceci veut dire que lorsque l’inflation a été inférieure à 2 %, il faut ensuite qu’elle soit supérieure à 2 % pendant une période de temps équivalente (Encadré 3).
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Encadré 3
Profil de l’inflation
dans le cycle économique avec Inflation Targeting et avec Average Inflation
Targeting
Avec l’Average Inflation Targeting (objectif d’inflation moyenne), il faut après la récession une période de temps où l’inflation est supérieure à 2 % pour compenser la période de temps ou l’inflation est inférieure à 2 %.
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Ceci implique une politique monétaire qui reste très expansionniste très longtemps après la fin des récessions.
Le choix du Yield Curve Control (contrôle de la courbe des taux d’intérêt) est encore plus extrême. Ce choix a été fait par la Banque du Japon. Il s’agit pour la Banque Centrale de passer à un objectif de taux d’intérêt à long terme. Au Japon, le taux d’intérêt à 10 ans doit rester compris entre 0 et 10 points de base (graphique 8).
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Ce choix conduit à une politique monétaire encore plus expansionniste que l’Average Inflation Targeting : plus l’économie avance dans une expansion, plus normalement les taux d’intérêt à long terme augmentent, avec la baisse du chômage (graphique 9), et plus il faut que la politique monétaire soit expansionniste pour empêcher cette hausse des taux d’intérêt à long terme.
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On voit donc l’orientation des politiques monétaires dans les économies contemporaines : elles ne sont plus contracycliques, elles restent expansionnistes pendant toutes les périodes de croissance même lorsque le taux de chômage est devenu très bas, et même, s’il y a « Yield Curve Control », elles peuvent devenir de plus en plus expansionnistes au fur et à mesure qu’on avance dans une période d’expansion économique.
Il n’y a donc plus d’oscillations contracycliques de la politique monétaire, expansionniste après les récessions, devenant restrictive quelques années après la fin des récessions, il y a des politiques monétaires continûment expansionnistes, ce qui explique la divergence vers le haut de la quantité de monnaie de Banque Centrale (graphique 10).
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Pourquoi les Banques Centrales ont-elles ainsi changé de stratégie ?
Cette nouvelle stratégie des Banques Centrales (conserver la politique monétaire expansionniste tout au long des périodes d’expansion) a probablement plusieurs explications.
La première est le recul de l’inflation (graphique 7 plus haut), dû essentiellement à l’austérité salariale, à la perte de pouvoir de négociation des salariés, qui a conduit à la déformation du partage des revenus au détriment des salariés (le graphique 11 montre à quel point depuis les années 1990 les salaires réels ont progressé moins que la productivité du travail).
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L’inflation faible facilite bien sûr l’utilisation de la politique monétaire pour d’autres objectifs que la stabilité des prix.
La deuxième est le recul de la croissance potentielle (de long terme) des pays de l’OCDE (graphique 12), avec le vieillissement démographique et le freinage de la productivité, qui incite les Banques Centrales à soutenir fortement l’investissement pour essayer de redresser la croissance de long terme.
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La troisième est une pression de l’opinion, des gouvernements, très forte pour que les Banques Centrales contribuent à la lutte pour la baisse du chômage et la baisse de la pauvreté qui va avec le chômage. Il est frappant d’entendre la Réserve Fédérale évoquer la nécessité d’obtenir un taux de chômage très bas pour réduire les inégalités. Le seul objectif d’inflation n’est plus socialement acceptable.
Mais bien sûr, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, tous ces objectifs aboutissent à ce que, surtout, les Banques Centrales cherchent à éviter les crises des dettes publiques, à solvabiliser les États malgré l’utilisation de déficits publics très importants.
Chapitre 3
Une assez grande incompréhension de la nature de ces
politiques monétaires nouvelles
La pratique « moderne » de la
politique monétaire consiste donc à conserver en permanence une politique
monétaire expansionniste. Elle résulte, depuis la crise des subprimes, de la
monétisation des déficits publics.
Les mécanismes mis en œuvre sont souvent mal
compris : par exemple, différences entre Quantitative Easing et Helicopter
Money, spécificité de la partie de la dette publique qui est détenue par la Banque
Centrale, nature de l’équilibre à long terme lorsque l’offre de monnaie a
beaucoup augmenté : la monnaie est-elle en relation stable avec le revenu
ou avec la richesse ?
La
monétisation des déficits publics et des dettes publiques
Depuis la crise des subprimes (2008-2009) aux
États-Unis et au Royaume-Uni, depuis 2013 au Japon, depuis 2015 dans la zone
euro, les Banques Centrales des pays de l’OCDE pratiquent le Quantitative Easing,
ce qui veut dire qu’elles monétisent les déficits publics. Les États ont des déficits
publics, les financent en émettant de la dette publique (des obligations
souveraines), et cette dette émise est achetée par les Banques Centrales qui
payent ces achats en créant de la monnaie.
On voit bien alors
depuis la crise des subprimes, quand on regarde l’ensemble de l’OCDE, un
déficit public permanent (graphique 1, un déficit public étant par
convention négatif) et une hausse parallèle de la quantité de titres du secteur
public détenus par les Banques Centrales et de l’offre de monnaie de Banque Centrale (la base monétaire,
graphique 2).
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Le mécanisme de la monétisation de la dette
publique (du déficit public) est rappelé dans l’Encadré 1 : si la Banque
Centrale achète des titres publics aux banques, elle crédite le compte de
réserve des banques à la Banque Centrale, et il y a hausse de l’offre de
monnaie de Banque Centrale ; si la Banque Centrale achète des titres
publics à un agent économique non bancaire, cet agent économique a son dépôt
dans les banques crédité, et la banque a son compte de réserve à la Banque
Centrale crédité : il y a hausse parallèle de l’offre de monnaie de Banque
Centrale et de l’offre de monnaie pour les agents économiques non bancaires.
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Encadré 1
Monétisation
du déficit public — Quantitative Easing
-
si la Banque
Centrale achète de la dette publique aux banques, on a les flèches marquées A :
la Banque Centrale paye les banques en créditant les réserves des banques à la Banque
Centrale ; il y a hausse de la base monétaire (du total du bilan de la Banque
Centrale) ;
-
si la Banque
Centrale achète de la dette publique aux agents économiques non bancaires, il y
a les flèches marquées B : les agents économiques non bancaires détiennent
moins de dette publique et davantage de dépôts, les banques détiennent pour le
même montant davantage de réserves à la Banque Centrale, la Banque Centrale détient
davantage de dette publique. Il y a hausse identique de la base monétaire (de l’offre
de monnaie de Banque Centrale) et de l’offre de monnaie par les agents
économiques non bancaires.
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À partir de ce mécanisme de création
monétaire, qu’on peut appeler monétisation de la dette publique (du déficit public)
ou Quantitative Easing, certains débats sont apparus qui ont montré une assez
large incompréhension des mécanismes monétaires induits.
Quantitative Easing et Helicopter Money
Le Quantitative Easing est donc une
situation où la Banque Centrale achète de la dette publique en créant de la
monnaie. Il a été souvent demandé que les Banques Centrales aillent plus loin
et passent à l’Helicopter Money (la monnaie hélicoptère). La monnaie
hélicoptère est une situation où la Banque Centrale crée de la monnaie et la
distribue aux agents économiques. Mais il faut comprendre que l’Helicopter
Money est simplement l’ajout d’un déficit public et du Quantitative Easing
(Encadré 2). Lorsque l’État réalise un transfert public aux ménages ou aux
entreprises, le finance par une émission de dette publique, et que cette dette
publique est achetée par la Banque Centrale contre création monétaire, tout se
passe comme si la Banque Centrale avait donné cette monnaie aux agents
économiques qui reçoivent les transferts publics. Dans la crise de la Covid, il
y a donc bien eu Helicopter Money, avec cependant une subtilité : c’est l’État
qui a choisi la nature des transferts publics, pas la Banque Centrale. Mais,
dans des démocraties, il est absolument impossible que la Banque Centrale, et
pas le gouvernement et le Parlement, décide de qui va recevoir des transferts
publics.
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Encadré 2
Les
États font en réalité
aujourd’hui de l’Helicopter Money
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Le statut de la dette publique détenue
par la Banque Centrale
Les Banques Centrales achètent donc des
quantités importantes de dette publique qu’elles financent par la création
monétaire (graphique 2 plus haut). Pourtant, on continue à calculer le
taux d’endettement public comme le taux d’endettement total, correspondant à
toute la dette publique émise y compris celle détenue par la Banque Centrale
(graphique 3).
|
On s’inquiète souvent de ce niveau très
important de dette publique, particulièrement après la crise de la Covid. Or,
la seule dette publique qui compte est la dette publique non détenue par la
Banque Centrale (voir le graphique 3 ci-dessus). En effet, les Banques
Centrales appartiennent aux États et leur reversent leurs profits. Quand une Banque
Centrale détient de la dette publique, les intérêts sur la dette publique que
lui verse l’État sont rendus par la Banque Centrale à l’État. La dette publique
détenue par la Banque Centrale est une dette de l’État vis-à-vis de lui-même.
Dit autrement, puisque la Banque Centrale est l’État, on ne doit pas regarder séparément
le bilan de l’État et le bilan de la Banque Centrale, mais on doit regarder le
bilan consolidé de l’État et de la Banque Centrale (Encadré 3).
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Encadré 3
Bilan
consolidé de l’État et de la Banque Centrale
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Au passif du bilan consolidé de l’État et de
la Banque Centrale apparaissent la monnaie créée par la Banque Centrale et la
partie de la dette publique qui n’est pas détenue par la Banque Centrale.
Le graphique 3 plus haut montre qu’il n’y
a pas d’augmentation de la dette publique non détenue par la Banque Centrale,
rapportée au PIB, mais il y a une forte augmentation de la monnaie émise par la
Banque Centrale (graphique 2 plus haut). La question, que nous aborderons
plus loin, est donc bien celle de l’excès de monnaie offerte, pas celle de l’excès
de dette publique offerte.
S’il n’y a pas de hausse de l’endettement
public (pour la partie de la dette publique qui n’est pas détenue par la Banque
Centrale), il n’y a pas de risque de crise de la dette, pas de nécessité d’augmenter
les impôts pour rembourser la dette publique, contrairement à ce qu’on entend
très souvent.
L’équilibre
de long terme : monnaie de transaction ou monnaie de placement ?
On l’a vu dans le chapitre précédent, les Banques
Centrales ont décidé de conserver durablement, pendant toute la période de
croissance, une politique monétaire expansionniste, avec une expansion
monétaire constante liée à l’achat de dette publique (à la monétisation des
déficits publics). Il y a donc hausse continuelle de l’offre de monnaie, que ce
soit l’offre de monnaie de Banque Centrale (la base monétaire) ou l’offre de
monnaie pour les agents économiques non bancaires (les billets et les dépôts,
M2, graphique 4).
|
Pour comprendre les effets d’une expansion
monétaire continuelle, il faut se demander à quoi la demande de monnaie est liée
de manière stable à long terme.
Dans la théorie monétaire habituelle, la
monnaie est une monnaie de transaction, elle sert à acheter des biens et
services. La monnaie est donc à long terme reliée de manière robuste à la
valeur du revenu, c’est-à-dire au PIB en valeur. À long terme, le PIB en valeur
est le PIB potentiel, il est déterminé par la démographie, par le progrès
technique, pas par la politique monétaire. S’il y a augmentation de l’offre de
monnaie, alors il y a à long terme nécessairement augmentation proportionnelle
du niveau des prix, pour maintenir la proportionnalité entre quantité de monnaie
et revenu en valeur (Encadré 4).
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Encadré 4
Monnaie
de transaction
Si la monnaie est une monnaie de transaction,
on a, à long terme :
Si l’offre de monnaie augmente de 1 %, à
long terme le niveau des prix augmente de 1 %.
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Si la croissance de l’offre de monnaie est accrue,
l’inflation est accrue dans la même proportion.
Mais cette théorie traditionnelle est aujourd’hui
rejetée par l’observation des faits. Le graphique 5 montre pour les pays
de l’OCDE l’évolution depuis 1990 du niveau du prix du PIB et du ratio offre de
monnaie/PIB en volume pour la monnaie de Banque Centrale (base monétaire) et
pour la monnaie M2 (dépôts et billets). On voit que la hausse de l’offre de
monnaie relativement au PIB en volume n’a absolument pas fait apparaître une
hausse semblable du niveau des prix. Il faut donc rechercher un autre modèle
pour la demande de monnaie à long terme.
|
L’autre modèle possible est un modèle de
monnaie de placement. La monnaie est une composante de la richesse, comme les
obligations, les actions, l’immobilier. À long terme, la part de la monnaie
dans la richesse doit être stable. Si l’offre de monnaie augmente, il faut donc
que la richesse augmente proportionnellement à l’offre de monnaie. Comme la
quantité des actifs (nombre d’obligations, de logements, d’actions) est rigide
à court terme, cette proportionnalité est obtenue par la hausse des prix des
actifs financiers ou immobiliers (Encadré 5).
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Encadré 5
Monnaie
de placement
Si la monnaie est une monnaie de placement,
alors à long terme :
où ces actifs sont les obligations, les
actions, l’immobilier.
Si l’offre de monnaie augmente, alors il faut
que la valeur des autres actifs augmente dans la même proportion, donc que les
prix de ces autres actifs augmentent comme l’offre de monnaie.
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Avec le modèle de monnaie de placement, on s’attend
donc à ce que les prix des obligations, les cours boursiers, les prix de l’immobilier
et pas les prix des biens et services augmentent comme l’offre de monnaie
rapportée au PIB en volume.
Les graphiques 6 et 7 montrent
bien un lien entre la croissance de l’offre de monnaie de Banque Centrale, la
hausse des indices boursiers, la hausse des prix de l’immobilier et la baisse
des taux d’intérêt à long terme, c’est-à-dire la hausse des prix des
obligations.
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Clarifier les débats
Au total, il faut clarifier les débats sur
les mécanismes monétaires. Nous avons rappelé que l’Helicopter Money est
simplement l’ajout d’un déficit public et du Quantitative Easing (de la
monétisation du déficit public) et que, aujourd’hui, les Banques Centrales
pratiquaient l’Helicopter Money. Pourtant on réclame encore trop souvent sa
mise en place.
Nous avons rappelé que seule compte, pour
déterminer la solvabilité de l’État, la partie de la dette publique qui n’est
pas détenue par la Banque Centrale, et pas la totalité de la dette publique.
Enfin, que pour analyser les effets à long
terme d’une création monétaire forte, ce qui est l’objet du prochain chapitre,
il faut aujourd’hui se référer au modèle de monnaie de placement, qui génère
une relation stable entre l’offre de monnaie et les prix des actifs (obligations,
actions, immobilier) plutôt qu’au modèle de monnaie de transaction, qui génère
une relation stable entre l’offre de monnaie et les prix des biens et services.
Chapitre 4
Bien identifier toutes les conséquences néfastes d’une
expansion monétaire perpétuelle
Les Banques Centrales privilégient donc
aujourd’hui une stratégie d’expansion monétaire qui n’est plus contracyclique,
mais structurelle, perpétuelle. Une fois les mécanismes mis en œuvre bien
compris, il faut analyser les conséquences néfastes à long terme de cette
stratégie. La monétisation perpétuelle des dettes publiques, on l’a vu, évite à
court terme plusieurs types de crises, mais ne peut pas ne pas avoir de coût. Quels sont ces coûts ? S’agit-il de l’inflation, de l’instabilité
financière et des bulles sur les prix des actifs, de la perte de valeur de la
monnaie et de la taxation de fait qu’elle organise, de l’incitation à ne jamais
corriger les déficits publics dans une position de faiblesse structurelle des Banques
Centrales ?
Instabilité
financière et bulles
On a vu dans le chapitre précédent que, dans
les économies contemporaines, la monnaie était davantage une monnaie de
placement (un élément du patrimoine financier et immobilier) qu’une monnaie de
transaction. Si les Banques Centrales sont passées à une politique monétaire
qui n’est plus seulement contracyclique, mais qui est perpétuellement
expansionniste, la croissance continuelle de l’offre de monnaie conduira donc à
long terme à des hausses excessives des prix des actifs : taux d’intérêt à
long terme anormalement bas (graphique 1), c’est-à-dire prix anormalement
élevés des obligations, indices boursiers et prix de l’immobilier anormalement élevés
(graphique 2).
|
|
Il faut donc s’attendre à des bulles sur les
prix des actifs, et donc à la répétition des crises financières puisque les
bulles sur les prix des actifs finissent toujours par exploser.
On peut d’ailleurs envisager deux types d’explosion
des bulles : l’explosion exogène, due à la hausse des taux
d’intérêt ; l’explosion endogène, due seulement au fait que le prix de l’actif
devient anormalement élevé et que de ce fait la demande pour cet actif chute, d’où
la correction du prix (Encadré 1).
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Encadré 1
Explosion
exogène et explosion endogène des bulles
Il y a explosion
exogène de la bulle sur le prix d’un actif lorsque la hausse des taux d’intérêt
fait baisser le prix « fondamental » de l’actif, conduit à la baisse de
la demande de l’actif, par exemple parce que l’endettement est découragé, et
fait exploser la bulle.
L’explosion de la bulle immobilière en
2007-2008 aux États-Unis est un bon exemple d’explosion exogène de bulle
(graphique 3).
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Il y a explosion
endogène de la bulle sur le prix d’un actif lorsque ce n’est pas la hausse
des taux d’intérêt qui conduit à l’explosion de la bulle, mais le simple fait
que le prix de l’actif devient tellement élevé par rapport au revenu que la
demande pour cet actif disparaît, d’où la correction de son prix.
On a vu une explosion largement endogène de
bulle au Japon à la fin des années 1980, avec les prix invraisemblables atteints
par les actions et par l’immobilier (graphique 4), aussi en 2000 aux
États-Unis avec l’explosion de la bulle sur les actions des sociétés
technologiques (graphique 5). Sur les graphiques 4 et 5, le
PER est la valorisation des actions, le ratio entre le cours boursier et le
bénéfice.
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La question
de l’inflation
On pense encore souvent qu’une création
monétaire très rapide conduit inévitablement plus tard à l’inflation, même à l’hyperinflation.
On a vu plus haut que ceci correspondait à une situation où la monnaie était
une monnaie de transaction, d’où un lien stable entre la création monétaire et
les prix des biens et services, mais on a vu que ce lien stable n’apparaissait
plus depuis les années 1990.
Il est donc difficile de penser aujourd’hui
que la croissance très rapide de l’offre de monnaie ramènera l’inflation des
prix des biens et services (graphique 6), et il faut plutôt, on vient de
le voir, réfléchir au risque d’inflation des prix des actifs (actions,
immobilier).
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Réfléchissons cependant à la question de l’Helicopter
Money : si la politique monétaire expansionniste continue à prendre la
forme de la monnaie hélicoptère, c’est-à-dire de la distribution de fait de monnaie
aux agents économiques (on l’a vu, monétiser les déficits publics qui viennent de
ces transferts est équivalent à l’Helicopter Money), alors il pourra y avoir à terme
une forte hausse de la demande de biens et services, donc un retour de l’inflation.
Si les bulles sur les prix des actifs sont
donc la conséquence la plus probable des politiques monétaires en permanence
expansionnistes, il ne faut pas totalement exclure le retour de l’inflation.
L’acceptabilité
de la monnaie, la perte de valeur de la monnaie
Si les déficits publics très élevés mis en
place dans les pays de l’OCDE étaient financés par l’endettement public (par l’émission
d’obligations sans monétisation), alors le problème serait l’acceptabilité de
la dette publique. Il faudrait que les agents économiques (les épargnants et
investisseurs) acceptent de détenir beaucoup plus de dette publique. Si l’acceptabilité
de la dette publique est trop faible, elle est alors rétablie par la hausse des
taux d’intérêt à long terme qui rend les obligations plus attrayantes. Une
telle crise d’acceptabilité de la dette publique s’est vue par exemple de 2010
à 2014 dans la zone euro (graphique 7).
|
Mais si la dette publique est monétisée, il
n’y a plus de problème d’acceptabilité de la dette, puisque la dette publique
émise est immédiatement achetée par la Banque Centrale. Le problème devient
alors celui de l’acceptabilité de la monnaie : les agents économiques
acceptent-ils de détenir beaucoup plus de monnaie, celle émise par la Banque
Centrale pour financer les déficits publics (graphique 8, M2 représente
les billets et les dépôts bancaires) ?
|
S’il y a trop de monnaie en circulation, il
faut rétablir l’acceptabilité de la monnaie par les épargnants-investisseurs, et
pour cela il faut rendre moins attrayants les autres actifs. Il faut donc que
les prix de ces autres actifs deviennent trop élevés, d’où la baisse forte des
taux d’intérêt à long terme (graphique 1 plus haut, c’est-à-dire la hausse
forte des prix des obligations), la hausse forte des cours boursiers et des prix
de l’immobilier (graphique 2 plus haut).
On voit la grande différence entre le
financement des déficits publics par la dette et par la monnaie. Quand il y a
financement par la dette, il faut rétablir l’acceptabilité de la dette, d’où la
hausse des taux d’intérêt à long terme ; quand il y a financement par la
monnaie, il faut rétablir l’acceptabilité de la monnaie, d’où la hausse des prix
de tous les autres actifs, financiers et immobiliers, qui en décourage la
détention parce qu’ils deviennent trop chers, et en particulier d’où la baisse
des taux d’intérêt à long terme. Un déficit public non monétisé fait monter les taux d’intérêt à long terme,
un déficit public monétisé
les fait baisser, différence très importante.
On retrouve donc ici que l’expansion
monétaire conduit à des bulles sur les prix des actifs, par l’acceptabilité de
la détention de monnaie qui se place bien entendu dans une logique de monnaie
de placement, de choix de portefeuille.
On peut retrouver les mêmes mécanismes par l’approche
en termes de perte de valeur de la monnaie.
Si la création monétaire est excessive, s’il
y a excès d’offre de monnaie, comme pour tous les biens et services, il y a perte
de valeur de la monnaie.
Dans l’approche traditionnelle en monnaie de
transaction, la perte de valeur de la monnaie est en termes de la capacité de
la monnaie d’acheter des biens et services : une même quantité de monnaie
permet d’acheter moins de biens et services, ce qui est la même chose que de
dire que les prix des biens et services augmentent. Si la perte de la valeur de
la monnaie est en termes de la capacité de la monnaie à acheter des actifs, une
même quantité de monnaie permet d’acheter moins d’actifs (actions, immobilier),
ce qui est la même chose que de dire que les prix des actifs augmentent
(Encadré 2).
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Encadré 2
Perte
de valeur de la monnaie
S’il y a excès d’offre de monnaie (création
monétaire excessive), la valeur de la monnaie recule. Mais elle peut reculer
vis-à-vis de la capacité d’acheter des biens ou de la capacité d’acheter des
actifs.
Le graphique 9 montre le volume de biens
qu’on peut acheter avec 1 unité monétaire.
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Le graphique 10 montre le volume de
logements qu’on peut acheter avec 1 unité monétaire.
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Fuite devant
la monnaie
Lorsque la création monétaire excessive fait
apparaître des bulles sur les prix des actifs, c’est parce que, on vient de le
voir, à l’équilibre la monnaie doit représenter une fraction constante de la
richesse, et que, de manière équivalente, il y a perte de valeur de la monnaie
en termes de sa capacité à acheter des actifs, financiers ou immobiliers.
Mais il faut voir concrètement ce qu’est le
mécanisme : il y a création monétaire ; initialement les épargnants
détiennent trop de monnaie ; ils essaient alors d’acheter d’autres actifs ;
ceci fait monter les prix de ces actifs et fait baisser ex post le poids de la
monnaie dans les portefeuilles, sans changer la quantité de monnaie, qui
simplement est transférée de l’acheteur d’actifs au vendeur d’actifs
(Encadré 3).
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Encadré 3
Le
mécanisme de rééquilibrage de portefeuille
La fuite devant la monnaie est en réalité ce même mécanisme, mais beaucoup plus violent : les agents économiques pensent que la monnaie va perdre toute sa valeur, et veulent donc s’en débarrasser.
Dans un pays émergent, c’est simple : les épargnants achètent des devises étrangères pour se débarrasser de la monnaie nationale, et il en résulte d’énormes sorties de capitaux et la forte dépréciation du taux de change. Le graphique 11 montre par exemple l’effondrement du peso argentin associé à l’énorme création monétaire en Argentine.
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Mais, dans un pays de l’OCDE à monnaie de réserve (États-Unis, zone euro, Royaume-Uni, Japon), il ne peut pas y avoir fuite vers une autre devise.
Il y a alors soit report considérable vers d’autres classes d’actifs (immobilier) et hausse très forte des prix de ces actifs. Soit recherche d’actifs refuge, substituts à la monnaie du pays dans laquelle la confiance est perdue : l’or (graphique 12), dans le futur des monnaies privées, des cryptomonnaies privées (le Bitcoin et ses successeurs).
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Il s’agit bien d’une taxe, en particulier d’une taxe sur les jeunes
Ce qui précède montre que l’expansion monétaire permanente va aboutir très certainement à moyen terme à une hausse forte et généralisée des prix des actifs : obligations (c’est-à-dire des taux d’intérêt à long terme très bas), actions (indices boursiers très élevés), immobilier (prix des logements très élevés).
D’habitude, lorsque les déficits publics n’étaient pas monétisés, le retour à la solvabilité budgétaire nécessitait une hausse des impôts pour faire disparaître les déficits publics.
Mais il faut comprendre que, lorsqu’il y a un déficit public monétisé, il y a aussi finalement des taxes qui rétablissent la solvabilité budgétaire.
Les taux d’intérêt à long terme anormalement bas sont une taxe sur les épargnants, dont le revenu de l’épargne devient de plus en plus faible (le graphique 13 montre le recul impressionnant des intérêts reçus par les ménages sur leur épargne) ; les cours boursiers anormalement élevés sont aussi une taxe sur les épargnants qui doivent payer trop cher le fait de recevoir plus tard des dividendes ; les prix de l’immobilier élevés sont une taxe sur les acheteurs de logements, qui les paient trop cher.
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Ces différentes taxes sont de plus particulièrement injustes puisqu’elles touchent les jeunes, qui doivent se constituer un patrimoine pour compléter leur retraite, qui doivent acheter un logement.
Quand on passe d’un déficit public non monétisé à un déficit public monétisé, on conserve donc une taxation, nécessaire pour rétablir la solvabilité budgétaire, mais cette taxation change de nature. Dans le cas du déficit public non monétisé, si on utilise les impôts en place, ils touchent plutôt les plus riches ; dans le cas du déficit public monétisé, les impôts touchent les jeunes, ce qui est particulièrement injuste, alors que les « vieux » déjà détenteurs de patrimoine profitent au contraire de la hausse des prix des actifs.
La dominance fiscale
La première conséquence néfaste de l’expansion monétaire continuelle est donc les bulles sur les prix des actifs, les crises que l’explosion de ces bulles va entraîner, la taxation des jeunes que ces bulles impliquent.
Il existe une seconde conséquence néfaste de la politique de monétisation des déficits publics qui est le changement de rapport de force entre gouvernement et Banques Centrales.
Dans la situation normale, la politique budgétaire est en charge du rétablissement de la solvabilité budgétaire : si la dette publique augmente trop, il faut réduire le déficit public pour stabiliser le taux d’endettement public. C’est ce qui se faisait dans les années 1970-1980-1990 et jusqu’en 2007 (graphique 14).
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Mais depuis la crise des subprimes en 2008-2009, on passe à un rapport différent entre État et Banque Centrale, qu’on a appelé la « dominance fiscale » : l’État ne fait plus l’effort de rétablir la solvabilité budgétaire, et la Banque Centrale est obligée de monétiser la dette publique pour ramener la solvabilité budgétaire (l’Encadré 4 rappelle les possibles voies du retour à la solvabilité budgétaire). Cette situation est dangereuse parce qu’elle génère une forte incitation pour l’État à ne jamais réduire les déficits publics, puisqu’ils sont monétisés par la Banque Centrale et qu’il ne peut plus y avoir de crise de la dette.
De plus cette situation devient irréversible : plus l’État a profité de la dominance fiscale pour accroître son endettement public, plus il devient impossible pour la Banque Centrale de sortir de la politique de monétisation, avec le risque d’une crise de plus en plus violente de la dette publique. Les pays de l’OCDE peuvent donc s’installer dans une situation durable de déficits publics élevés et monétisés avec dominance fiscale.
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Encadré 4
Retour à la solvabilité
budgétaire
On part de la relation comptable :
Le taux d’endettement public augmente avec les intérêts sur la dette publique, mais décroît avec la croissance de l’économie ; il décroît avec la partie du déficit public qui est financée par la création monétaire, il décroît s’il y a un excédent budgétaire primaire, c’est-à-dire hors les paiements d’intérêts sur la dette publique.
La solvabilité budgétaire exige la stabilisation du taux d’endettement public.
On voit qu’elle peut être obtenue :
- par une politique budgétaire plus restrictive (hausse de l’excédent budgétaire primaire) ;
- par la monétisation du déficit public, avec à la fois un effet direct (la substitution de monnaie à la dette publique) et un effet indirect (la baisse du taux d’intérêt par rapport au taux de croissance).
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Il n’y a pas de « free lunch »
On pourrait croire que les gouvernements ont trouvé la solution miraculeuse à toutes leurs difficultés : le déficit public monétisé par la Banque Centrale. Face aux crises, même très sévères comme la crise de la Covid (le graphique 15 montre l’ampleur du recul de la production en 2020 dans les pays de l’OCDE), les gouvernements peuvent mettre en place n’importe quel déficit public (voir graphique 14 plus haut) puisqu’il se finance sans difficulté, les Banques Centrales achetant, contre création monétaire, les dettes publiques émises.
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Mais on a vu dans ce chapitre les multiples inconvénients, à moyen terme de cette politique : bulles sur les prix des actifs et peut-être même retour de l’inflation avec l’utilisation massive de l’Helicopter Money ; taxation des jeunes, épargnants et acheteurs de logements ; dominance fiscale irréversible, c’est-à-dire Banques Centrales condamnées à monétiser sans limite les déficits publics et gouvernements sans incitation à réduire ces déficits publics.
Il n’y a pas de « free lunch », pas de solution miracle sans coût.
Nous avons vu dans le premier chapitre que les crises avaient imposé la monétisation des déficits publics. Mais il ne faudrait pas oublier les coûts de cette politique, même inévitable et nécessaire à court terme.
Chapitre 5
Un désordre aussi microéconomique
Les politiques monétaires expansionnistes
créent donc un désordre macroéconomique : bulles sur les prix des actifs,
perte de confiance dans la monnaie… Mais elles créent aussi un désordre
microéconomique. En effet, elles font disparaître l’information contenue dans
les prix d’équilibre de marché des actifs financiers ; la perte du contenu
informationnel des prix sur les marchés financiers conduit alors à une mauvaise
allocation de l’épargne, et cette
inefficacité dans l’allocation de l’épargne réduit la croissance potentielle.
Le rôle normal des prix d’équilibre sur les marchés
Le mécanisme de base de l’économie de marché
est que les prix d’équilibre sur les marchés donnent aux acheteurs et aux
vendeurs (aux consommateurs et aux producteurs) toute l’information dont ils
ont besoin sur l’offre, la demande, le niveau de rareté du bien échangé, les
risques liés. Ceci est vrai pour les biens, les services, les actifs immobiliers
et aussi les actifs financiers. L’observation des prix de marché conduit, pour
les biens et services, à un
équilibre qui est optimal ; pour les actifs financiers, à une allocation
de l’épargne qui est optimale.
C’est la grande vertu de l’économie de marché
que l’observation des prix conduit les offreurs et les demandeurs à un
comportement qui amène à un équilibre efficace.
La politique monétaire très expansionniste fait apparaître des
distorsions sur les prix d’équilibre des marchés financiers
La politique monétaire très expansionniste
consiste, on l’a vu plus haut, en ce que les Banques Centrales achètent des
quantités très importantes d’obligations des États et pour des montants plus faibles des entreprises (graphique 1).
|
Il faut comprendre que cela conduit à une
demande d’actifs financiers qui n’a pas les caractéristiques normales. En
effet, les Banques Centrales achètent des obligations sans s’intéresser au rendement
de ces obligations ; les autres investisseurs sont alors contraints de se
reporter sur les autres actifs financiers, et expriment donc une demande anormalement
forte pour ces actifs.
Le fait qu’il apparaisse une demande anormalement
forte pour les actifs financiers, indépendamment des caractéristiques de
rendement et de risque de ces actifs, fait disparaître le contenu
informationnel des prix des actifs, puisque la demande pour les actifs
financiers ne dépend plus des caractéristiques de ces actifs.
Le contenu
informationnel des prix d’équilibre sur les marchés financiers a effectivement
disparu
Concentrons-nous sur la période récente
(2020) où, on l’a vu plus haut, la crise de la Covid a conduit à la mise en
place de politiques budgétaires et monétaires particulièrement expansionnistes
dans les pays de l’OCDE. On voit alors bien, sur cette période récente, d’abord
que les taux d’intérêt à long terme sont restés très bas, malgré les déficits publics,
décrits plus haut, et malgré, dans la période la plus récente, la remontée de l’inflation
anticipée (le graphique 2 montre le taux d’intérêt à long terme, et le
swap d’inflation à 10 ans qui est une mesure de l’inflation anticipée sur les
marchés financiers).
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On voit aussi dans la période récente que les
primes de risque payées par les entreprises sur leurs émissions d’obligations
réagissent faiblement à la hausse des taux de défaut des entreprises (des
faillites). Le graphique 3 compare, pour les entreprises plus risquées,
appelées High Yield, le spread de crédit, qui est la prime de risque qu’elles
payent sur leurs obligations, et le taux de défaut.
|
Enfin, on observe aussi que les cours
boursiers ne réagissent que peu aux évolutions des anticipations de croissance
(le PMI composite mesure l’anticipation de croissance pour l’ensemble de l’économie,
avec une anticipation de croissance positive s’il est supérieur à 50,
graphique 4), donc aux anticipations de bénéfice des sociétés.
|
Les taux d’intérêt à long terme ne donnent
donc plus d’information sur la situation anticipée des dépenses publiques ou
sur l’inflation anticipée ; les primes de risque sur les obligations des
entreprises ne donnent plus d’information sur les perspectives de faillite des
entreprises ; les cours boursiers ne donnent plus d’information sur l’évolution
future de l’activité et des bénéfices.
La
disparition du contenu informationnel des prix des actifs financiers réduit la
croissance potentielle
Le fait que les prix d’équilibre des actifs
financiers (taux d’intérêt à long terme, cours boursiers, spreads de crédit) soient
de fait des prix administrés par les Banques Centrales et n’aient plus de
contenu informationnel (sur la croissance, l’inflation, les défauts des
emprunteurs, les bénéfices, les déficits publics…) est grave.
En effet, les épargnants-investisseurs ne
reçoivent plus cette information en observant les prix des marchés financiers.
Ils ne peuvent donc plus allouer optimalement, efficacement, leur épargne entre
les actifs financiers, et la mauvaise allocation de l’épargne, qui ne va pas où le rendement et le risque devraient la
conduire, réduit l’efficacité des investissements, qui ne sont pas financés au bon endroit ou de la bonne manière, donc
réduit la croissance potentielle.
Donnons un exemple. Si les primes de risque
sur les entreprises les plus risquées ont disparu à cause de la demande
anormalement forte pour les dettes de ces entreprises, il y a trop d’épargne prêtée aux entreprises les plus risquées, puisque les investisseurs ne
savent plus qu’elles sont risquées, ils croient qu’elles sont sans risque ;
celles-ci vont trop investir, et il sera donc réalisé trop d’investissements
risqués avec une probabilité d’échec élevée.
Chapitre 6
Indépendance des Banques Centrales et démocratie
Ce qui précède montre que le plus probable est
la poursuite de la politique de monétisation des déficits publics par les Banques
Centrales et de création monétaire massive ; que cette politique aura des
coûts sévères à long terme, mais que la situation économique la rend à court
terme inévitable.
Nous voulons ici montrer que cette évolution
des politiques monétaires pose de plus, au-delà de la perspective des crises qu’elle
fera plus tard apparaître, deux problèmes sérieux : elle est incompatible avec
l’indépendance des Banques Centrales mise en œuvre dans les années 1980 ;
elle pose un problème de démocratie puisqu’elle conduit les Banques Centrales à
intervenir de fait dans le domaine de décision des Parlements.
Les causes
et les conditions de l’indépendance des Banques Centrales
Les Banques Centrales ont été rendues
indépendantes dans les années 1980 ; une Banque Centrale indépendante a un
statut et des objectifs (par exemple la lutte contre l’inflation) qui ont été
fixés par la loi et pas par ses statuts, mais elle remplit ses objectifs en
choisissant librement ses instruments et sa politique, sans en référer et sans
se coordonner avec les gouvernements ou avec les Parlements.
L’objectif de l’indépendance des Banques
Centrales est double : sortir la politique économique du cycle politique,
qui pourrait pousser à des politiques monétaires anormalement expansionnistes
avant les élections ; éviter que les Banques Centrales soient poussées à
utiliser l’inflation pour revenir vers le plein emploi (on a vu dans le
chapitre 2 l’apparition de la contrainte de crédibilité des Banques
Centrales).
Les Banques Centrales ont été rendues
indépendantes après l’épisode des chocs pétroliers de la fin des années 1970 et
du début des années 1980, pendant lequel la réaction faible et tardive des Banques
Centrales à l’inflation avait permis que l’inflation devienne très forte
(graphique 1).
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Mais il faut comprendre ce qui permet, d’un
point de vue théorique, mais aussi pratique que les Banques Centrales soient
indépendantes : il faut qu’il y ait neutralité monétaire, c’est-à-dire
que, à long terme, la politique monétaire n’ait d’effet que sur l’inflation
tandis que l’équilibre économique réel (croissance, chômage…) dépend des autres
politiques économiques, en particulier de la politique budgétaire et des
politiques structurelles, qui influencent le progrès technique, l’éducation,
l’employabilité des individus (Encadré 1).
Encadré 1 : Neutralité
monétaire
À long terme, l’équilibre entre l’offre et la
demande de biens et services détermine le taux d’intérêt réel d’équilibre, et
la production est égale à l’offre de biens et services. La monnaie est une
monnaie de transaction, liée à la valeur du revenu, donc au Produit Intérieur Brut
en valeur ; s’il y a hausse de l’offre de monnaie, il y a donc hausse des
prix pour augmenter le revenu en valeur et rééquilibrer l’offre et la demande
de monnaie.
Si une politique monétaire expansionniste est
menée, elle va stimuler ex ante la demande, mais ex post l’offre et la demande
seront rééquilibrées par la hausse du taux d’intérêt réel. Pour augmenter à
long terme la production, il faut augmenter l’offre de biens et services
(progrès technique, éducation), sans rapport avec la politique monétaire.
On peut alors spécialiser les politiques
économiques. La politique monétaire se consacre au contrôle de
l’inflation ; les autres politiques économiques (budgétaire, fiscale, de l’innovation,
de l’éducation, du marché du travail…) se consacrent au soutien de la
croissance de long terme, à la baisse du chômage structurel. Si on peut
spécialiser les politiques économiques, la Banque Centrale peut être indépendante.
La politique monétaire n’a aucune interaction avec les autres politiques économiques,
puisqu’elle ne détermine à long terme que l’inflation, et il est donc complètement
inutile de coordonner la politique monétaire et les autres politiques
économiques.
Mais en
réalité, les conditions de l’indépendance des Banques Centrales ne sont plus du
tout remplies
Pour que la Banque Centrale puisse être
indépendante, il faut donc qu’il soit inutile de coordonner la politique
monétaire et les autres politiques économiques. Mais ce qui a été décrit plus
haut montre qu’au contraire cette coordination est devenue indispensable
aujourd’hui, et qu’il n’y a plus du tout neutralité monétaire.
En effet, la monétisation des déficits publics
par les Banques Centrales permet de mettre en place des politiques budgétaires
et fiscales très expansionnistes : elle a donc un effet sur l’économie
réelle en donnant les mains libres aux gouvernements pour qu’ils mènent la
politique budgétaire qu’ils souhaitent. La politique monétaire est donc devenue
une composante centrale de la politique budgétaire, et il y a donc nécessairement
coordination entre la politique monétaire et les autres politiques économiques.
D’ailleurs, dans la version extrême de dominance fiscale que nous avons évoquée
dans le chapitre précédent, il ne s’agit plus de coordination : la
politique monétaire, en dominance fiscale, est assujettie à la politique
budgétaire, à la contrainte de
restauration de la solvabilité budgétaire.
Avec la dominance fiscale, l’indépendance des
Banques Centrales n’est plus que théorique.
Dans des cas moins extrêmes, le lien étroit
entre politique monétaire et marges de manœuvre des autres politiques
économiques nécessite la coordination, donc l’arrêt de l’indépendance des Banques
Centrales.
Exigence de
démocratie
Nous avons vu dans le chapitre précédent que
la monétisation massive des déficits publics allait aboutir à une taxation des
jeunes, d’une part avec la forte baisse des taux d’intérêt à long terme, qui
conduit à la faiblesse du rendement de l’épargne, et qui est bien équivalente à une taxation de l’épargne ;
d’autre part avec la hausse des prix des actifs et en particulier des prix de l’immobilier,
qui est bien une taxation puisqu’elle impose aux jeunes de consacrer une partie
plus importante de leur revenu pour se loger, donc réduit le revenu qui
subsiste pour les autres dépenses.
Par ailleurs, on l’a aussi déjà vu, cette
politique monétaire très expansionniste conduit à la hausse des prix des actifs
financiers et immobiliers, donc à l’enrichissement patrimonial des détenteurs
de patrimoines (le graphique 2 montre la tendance à la hausse de la richesse
financière et de la richesse immobilière dans les pays de l’OCDE).
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La politique monétaire très expansionniste
conduit donc à une taxation, et à une taxation très injuste puisqu’il s’agit d’une
taxation des jeunes, et à l’ouverture des inégalités patrimoniales (il est d’ailleurs
intéressant de noter qu’une politique monétaire expansionniste réduit les
inégalités de revenu, mais accroît
les inégalités patrimoniales, voir l’Encadré 2).
Mettre en place des impôts, qui de plus opèrent
une redistribution des revenus entre générations, changer l’ampleur des
inégalités sont normalement, dans une démocratie, des attributions du Parlement
et non de la Banque Centrale. Que les Banques Centrales puissent décider seules
d’impôts ou de politiques redistributives sans l’avis des Parlements est
choquant.
Encadré 2 : Politique monétaire
expansionniste, inégalités de revenu, inégalités patrimoniales
Cette question de la responsabilité parlementaire des Banques
Centrales peut d’ailleurs concerner d’autres décisions des Banques
Centrales ; par exemple, peuvent-elles privilégier dans leurs opérations,
de leur propre décision, les actifs financiers émis par des entreprises « vertes »,
d’un point de vue climatique et environnemental ?
Une
organisation institutionnelle qu’il va falloir revoir
L’organisation institutionnelle
théorique de la politique monétaire est aujourd’hui que les Banques Centrales
sont indépendantes et s’occupent de stabiliser l’inflation à un niveau bas. En
réalité, et de plus en plus, elles interviennent pour permettre aux États de mener des politiques
budgétaires expansionnistes, elles mettent en place en réalité des impôts (sur
les épargnants, sur les jeunes), elles modifient les inégalités de revenu et de
patrimoine. Il faudra bien un jour adapter le concept théorique à la réalité,
et décider que les Banques Centrales interviennent très largement dans
l’économie, pas seulement pour stabiliser les prix ; et ne peuvent donc
pas être indépendantes, font partie de l’ensemble du dispositif de politique
économique choisi par les gouvernements et voté par les Parlements.
Chapitre 7
Et de plus, cette politique monétaire n’est pas très
efficace
La politique monétaire contemporaine des pays
de l’OCDE est donc durablement très expansionniste ; elle donne à court
terme des marges de manœuvre très importantes aux politiques budgétaires, elle
fait craindre à moyen terme l’instabilité financière, les bulles sur les prix
des actifs, la perte de valeur de la monnaie et peut-être la perte de confiance
dans la monnaie.
Malheureusement, ces menaces apparaissent
alors qu’il faut admettre que ces politiques monétaires, même si elles ont
autorisé des déficits publics très importants, ont été peu efficaces : elles
n’ont pas soutenu l’investissement des entreprises ou en logements, elles n’ont
pas empêché le recul de la croissance potentielle.
Il faut se demander pourquoi il y a cette inefficacité
alors que les politiques sont si violentes.
Clairement,
une faible efficacité de la politique monétaire
La politique monétaire devenue continûment
expansionniste des pays de l’OCDE a certainement permis que les politiques
budgétaires deviennent très expansionnistes sans qu’il y ait de crise des dettes
publiques, sans qu’il y ait de hausse des taux d’intérêt et d’éviction de la
dépense privée.
Mais au-delà de cette facilitation des
déficits publics très importants, on ne voit honnêtement pas d’effet positif
sur l’économie de ces politiques monétaires très expansionnistes, alors même qu’elles
ont fait apparaître des taux d’intérêt réels à long terme négatifs
(graphique 1) qui auraient dû soutenir la demande, soutenir l’investissement
et donc soutenir la croissance potentielle.
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En effet, on ne voit pas de progression du
taux d’investissement des entreprises, au contraire (graphique 2) ;
on voit un recul de l’investissement en logements (graphique 2), et on
voit un affaiblissement des gains de productivité (graphique 3), c’est-à-dire,
avec de plus le vieillissement démographique, un fort recul de la croissance
potentielle.
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On peut donc être très déçu de cette faible efficacité
des politiques monétaires expansionnistes pour soutenir l’investissement et la
croissance de long terme. À quoi peut-on l’attribuer ?
L’écart
croissant entre rentabilité exigée du capital et taux d’intérêt à long terme
sans risque
Une des caractéristiques centrales du
capitalisme contemporain est l’apparition d’un écart croissant entre la
rentabilité du capital pour l’actionnaire (le RoE, Return on Equity) et le taux
d’intérêt à long terme sans risque.
Le graphique 4 montre l’ouverture
considérable de cet écart depuis les années 1990.
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D’où vient cette différence devenue
considérable entre la rentabilité du capital pour l’actionnaire et le taux d’intérêt
sans risque ? Une petite partie peut être expliquée par l’augmentation
effective du risque d’entreprise, avec la répétition des crises ; la plus
grande partie vient de l’absence d’arbitrage : confrontés à des règles prudentielles
strictes, les investisseurs institutionnels continuent à acheter des dettes
sans risque et pas des actifs représentant le capital des entreprises ;
cette absence de rotation des investisseurs vers le capital des entreprises
explique la persistance de l’écart entre le rendement du capital et les taux d’intérêt
sans risque.
Il faut aussi se demander comment les
entreprises arrivent à générer un rendement aussi élevé du capital (aujourd’hui
au moins 12 %) ? Pour y parvenir, elles utilisent les délocalisations
vers les pays émergents à coûts
salariaux faibles, l’austérité salariale dans les pays de l’OCDE, avec des
salaires réels qui augmentent beaucoup moins que la productivité du travail, l’endettement
et les rachats d’actions.
En ce qui concerne l’efficacité de la
politique monétaire, le maintien de l’exigence d’une rentabilité très élevée du
capital malgré la baisse des taux d’intérêt a une conséquence claire : la
politique monétaire expansionniste n’a pas fait baisser le rendement exigé des investissements des entreprises, même si
les taux d’intérêt à long terme sans risque sont bas, et n’a donc pas stimulé l’investissement des entreprises.
L’effet de
la hausse des prix de l’immobilier
Les politiques monétaires très expansionnistes
ont certes fait baisser les taux d’intérêt sur les crédits immobiliers, mais en
même temps elles ont fait fortement monter les prix de l’immobilier
(graphique 5).
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Cela veut dire qu’au total, malgré la baisse
des taux d’intérêt, il n’est pas plus facile ou moins coûteux d’acheter un
logement, et cela explique pourquoi les politiques monétaires expansionnistes n’ont
pas relancé l’investissement en
logements.
Les déficits
publics n’ont pas profité à l’investissement public
Les déficits publics très importants rendus
possibles par les politiques monétaires très expansionnistes n’ont pas
correspondu à une hausse des investissements publics, au contraire
(graphique 6, le déficit public est négatif par convention).
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Les déficits publics viennent des hausses des
transferts sociaux (retraite, santé, marché du travail), de la baisse des
impôts des entreprises avec la concurrence fiscale. Ils n’ont donc pas servi à
accumuler du capital public efficace qui aurait soutenu la croissance
potentielle.
Le "reversal interest rate"
On a aussi mis en avant un possible mécanisme
"pervers" associé à la baisse des taux d'intérêt. Lorsque les taux
d'intérêt deviennent très bas, la profitabilité des banques devient faible
(puisque les taux d'intérêt des crédits sont faibles par rapport au coût des
ressources des banques), et ceci décourage les banques de prêter. il y a recul
de l'offre de crédit, ce qui freine la demande, et rend contreproductive la
baisse des taux d'intérêt. Le taux d'intérêt en-dessous duquel continuer à
baisser les taux d'intérêt freine aussi l'activité en raison de la dégradation
de la rentabilité des banques s'appelle le "reversal interest rate".
Une
situation perverse
Au total, on voit que les politiques
monétaires expansionnistes et les politiques budgétaires expansionnistes qu’elles
ont rendues possibles n’ont pas servi dans les pays de l’OCDE à redresser l’investissement,
qu’il s’agisse d’investissement des entreprises, d’investissement en logements
ou d’investissement public. Les politiques monétaires et budgétaires
expansionnistes ont permis qu’un déficit public courant (hors investissements
publics) compense l’excès de l’épargne
privée sur l’investissement (graphique 7), mais il aurait été beaucoup
plus efficace, et synonyme d’un surcroît de croissance à long terme, que ces
politiques expansionnistes aient soutenu l’investissement.
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Les pays de l’OCDE prennent donc les risques
des bulles sur les prix des actifs, de l’instabilité financière et des crises
financières, de la perte de confiance dans la monnaie, de la domination des
politiques monétaires par les politiques budgétaires sans profit en termes de
croissance à long terme.
Bien sûr ces risques ont comme contrepartie la
réduction de la gravité des crises à court terme, mais il aurait été beaucoup
plus satisfaisant qu’ils aient aussi comme contrepartie une amélioration de la
croissance potentielle.
Conclusion
Comment cela se finit-il ? Vers des monnaies
privées ?
Ce qui précède montre que les politiques
monétaires nouvelles des pays de l’OCDE (monétisation massive des dettes
publiques, maintien des politiques monétaires expansionnistes pendant toute la
durée des périodes de croissance) vont conduire, très probablement, à des bulles durables sur les prix des actifs
(obligations, actions, immobilier).
Nous l’avons montré avec plusieurs approches : la nécessité
de maintenir un poids stable pour la monnaie dans la richesse totale ; la
perte de valeur de la monnaie ; la nécessité de restaurer l’acceptabilité
de la détention de monnaie.
Progressivement,
les inconvénients vont l’emporter sur les avantages
Au départ, on peut avoir l’illusion que les
avantages des politiques monétaires menées (elles permettent la mise en place
de déficits publics très importants, elles empêchent la perte de solvabilité
des emprunteurs publics ou privés) l’emportent sur leurs inconvénients (les
taux d’intérêt anormalement bas, la hausse rapide des cours boursiers et des
prix de l’immobilier), puis, les bulles gonflant, la perception des
inconvénients va s’accroître.
Il sera de plus en plus clair en particulier
que les politiques monétaires ultra-expansionnistes génèrent une taxation forte
des jeunes, qui sont les acheteurs d’actifs financiers pour préparer leur
retraite et les acheteurs de logements. Il sera de plus en plus clair, aussi,
que le comportement des Banques Centrales pose un problème dans des
démocraties, puisqu’elles influencent la fiscalité, la distribution des revenus
et des patrimoines. On observera aussi, ce qui poussera dans le sens de la
critique des politiques menées, l’inefficacité des politiques monétaires
expansionnistes pour soutenir l’investissement et la croissance de long terme.
Il faudra
stabiliser le ratio de la richesse au revenu
Tant que ces politiques sont menées, on verra
donc une hausse du ratio de la richesse totale au revenu (graphique 1).
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En effet, pour respecter la structure des
portefeuilles, il faut qu’à
long terme le poids de la monnaie dans la richesse soit stable ; si l’offre
de monnaie augmente très rapidement, ceci implique que la richesse croît très rapidement aussi, donc plus rapidement
que le revenu.
Or on peut résumer le problème que pose l’expansion monétaire durable de la manière suivante : il n’est pas possible que le ratio de la richesse au revenu augmente perpétuellement. En effet, cela conduirait à ce que le revenu ne suffit plus pour acheter les actifs financiers et immobiliers, alors que, dans le cycle de vie, les « jeunes » doivent racheter les actifs détenus par les vieux, qui vendent les actifs qu’ils détiennent pour consommer durant leur retraite (Encadré 1).
_________________________________________________________________________________
Encadré 1
Période t Les jeunes de t achètent les actifs des vieux de t. Période t+1 Les jeunes de t+1 achètent les actifs des vieux de t+1 qui sont les jeunes de t.
Le cycle de vie
Pour que les jeunes, à
chaque période, achètent les actifs des vieux, il faut que l’épargne des jeunes
couvre la valeur des actifs des vieux.
_______________________________________________________________________________
Que peut-il se passer lorsque le ratio de la richesse au revenu devient anormalement élevé ?
Le plus probable est que les prix des actifs s’écroulent, pour faire baisser la richesse (ce que nous avons appelé plus haut l’explosion « endogène » des bulles).
Mais il est possible aussi que les prix des biens et services augmentent fortement (hyperinflation) pour faire monter le revenu. Ceci se produit si la richesse très importante conduit à une forte hausse de la demande de biens et services.
Il faut donc laisser ouverts les deux scénarios : une montée durable et massive des bulles, suivie d’une explosion endogène des bulles, donc une crise très violente avec explosion tardive des bulles puisque les taux d’intérêt restent bas ; le retour finalement d’une inflation très importante si la richesse pousse à la dépense.
L’explosion aussi du système monétaire ?
Mais il peut y avoir pire que le gonflement puis l’explosion des bulles : il peut y avoir remise en cause du système monétaire. Aujourd’hui, le système monétaire est basé sur quelques grandes monnaies publiques : le dollar, l’euro, le yen… Que se passe-t-il si la confiance dans ces grandes monnaies disparaît avec l’excès de croissance de l’offre de monnaie pour ces monnaies publiques ? Quand la confiance dans la monnaie disparaît dans un pays émergent, les épargnants basculent sur le dollar ; mais que se passe-t-il si la confiance dans la monnaie disparaît aux États-Unis, en Europe, au Japon ? Peut-il y avoir report sur des monnaies privées, des cryptomonnaies privées ? On a vu dans la période récente la hausse à nouveau du prix du Bitcoin (graphique 2) qui révèle cette défiance vis-à-vis des monnaies publiques.
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Mais il faudrait des monnaies privées bien gérées
Pour qu’on puisse passer de monnaies publiques dépréciées à des monnaies privées, il faudrait que celles-ci soient bien gérées. Il faut comprendre que les deux extrêmes sont également inefficaces.
Le premier extrême est celui des monnaies publiques aujourd’hui avec l’explosion incontrôlée de l’offre de monnaie (graphique 3).
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Mais le second extrême est celui de monnaies privées dont l’offre est fixe, exogène, comme c’est à peu près le cas du Bitcoin aujourd’hui (graphique 4).
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Si l’offre de monnaie augmente massivement, la confiance dans la monnaie s’érode. Mais si l’offre de monnaie est rigide, tous les chocs qui affectent la demande de monnaie se transforment en chocs sur les prix, ce qu’on observe bien sur le Bitcoin (graphique 2), et la variabilité excessive des prix finit par tuer la demande pour cette monnaie.
Si les Banques Centrales ne peuvent pas revenir à une gestion raisonnable de l’offre de monnaie pour les monnaies publiques, il faudrait donc qu’apparaissent des monnaies privées bien gérées, avec une progression raisonnable de l’offre, et une gestion intelligente de l’offre de monnaie, lui permettant d’absorber les chocs de demande de monnaie et d’assurer une bonne stabilité du prix de cette monnaie par rapport aux autres monnaies.
Si ces monnaies privées bien gérées n’apparaissent pas, et si le système monétaire reste centré autour des grandes monnaies publiques, alors il faut s’attendre, comme on l’a vu plus haut, à l’apparition d’une succession de bulles massives sur les prix des actifs et d’épisodes d’éclatement de ces bulles et de crises financières.
Patrick Artus est professeur associé à l'École d'économie de Paris et chef économiste de Natixis.
Dernier ouvrage paru aux éditions Odile Jacob : 40 ans d'austérité salariale (27 mai 2020)
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