L’actualité nous fait le plaisir de remettre dans l’actualité un mot ancien : ultracrepidarianisme. L’origine de ce mot vient de l’histoire d’un peintre racontée par Pline l’Ancien. Apelle était un grec du IVe siècle avant notre ère. Artiste d’une grande renommée, il aimait exposer son travail en cours. Il posait son tableau dans la rue et prenait du temps pour écouter les commentaires des passants. Un cordonnier – sutor - fit une remarque sur la sandale - crepida - d’un personnage du tableau. Le soir même Apelle corrigea son ouvrage. Dans les jours qui suivirent le même cordonnier repassa devant le tableau et vit que le peintre avait tenu compte de sa remarque. Flatté, le cordonnier s’enhardit à faire une nouvelle remarque, cette fois-ci sur la jambe du personnage. Apelle sortit de son silence et dit : « Sutor ne supra crepidam iudicaret » qui peut être traduit par « Cordonnier, ne juge pas au-delà de la sandale ». Cette expression est restée d’usage courant dans plusieurs langues sauf la nôtre.
« Ultracrépidarian » est un néologisme anglais forgé au XIXe siècle par un philosophe dans l’intention de ramener à son rang un critique qu’il jugeait incompétent.
L’illusion de supériorité
Il y a, quelques soient les époques, une tension entre ceux qui travaillent dans un domaine de compétence et ceux qui n’y travaillent pas mais se pensent aptes à donner leur jugement sur des sujets dont ils ne connaissent que la surface. Charles Darwin faisait l’observation que c’était ceux qui savaient le moins qui étaient le plus souvent dans l’affirmation contrairement à d’autres qui savaient beaucoup et qui s’abstenaient de prononcer une certitude. Il énonçait un constat qui fait l’actualité : l’ignorance engendre la confiance en soi plus que ne le fait le savoir.
On donne à ce phénomène le nom d’illusion de supériorité. Aux Etats-Unis plusieurs études l’ont exploré. Par exemple une étude a mesuré l’auto-appréciation des ingénieurs de deux compagnies informatiques différentes. On leur a demandé par questionnaire d’évaluer leurs performances. 32% des ingénieurs de la première compagnie et 42% des ingénieurs de la seconde se sont évalués comme faisant partie des 5% meilleurs d’entre eux. Une autre étude américaine sur les automobilistes a montré que 88% d’entre eux pensent être meilleurs que la moyenne.
La constante psychologique de l’illusion de supériorité est celle-ci :
- La majorité des membres d’un groupe pense appartenir à son élite minoritaire,
- Plus les personnes manquent de compétences, plus elles ont tendance à surestimer leurs connaissances sur un sujet.
- Plus quelqu’un est incompétent, moins il sera capable de s’en rendre compte.
L’effet Dunning-Kruger
Les psychologues David Dunning et Justin Kruger ont centré leurs travaux sur l’étude de ce phénomène qui aujourd’hui porte leur nom. Ils sont arrivés à la conclusion que les personnes qui présentent un défaut de compétence dans un domaine précis souffrent d’un double malheur. D’abord ils font des erreurs d’appréciation qui les amènent à prendre de mauvaises décisions. Mais en plus cette incompétence les prive de la capacité à ne pas répéter les mêmes erreurs. Dunning est le premier à reconnaître que cette donnée est universelle, ce qu’il faut humblement admettre à notre tour. L’explication est simple : la difficulté à identifier les limites entre ses connaissances et son ignorance. Nous évoluons dans l’ombre de notre ignorance, notre ignorance est infinie et elle commence par ce que nous ne savons pas de nous-mêmes.
A défaut de savoir, on croit savoir
En 2015 David Dunning et son équipe menèrent une enquête auprès de professionnels de la finance. Ils étaient interrogés sur différents termes professionnels : investissement, prêt à taux fixe, taux de change, etc. Une liste de quinze termes leur étaient présentée dont trois termes qui n’existaient pas : « crédit annualisés », « déduction à taux fixe » et « stocks pré-taxés ». Les auteurs avaient inventé ces trois termes pour cette étude. Ils avaient vérifié ensuite sur un moteur de recherche que ces termes n’existaient pas. 91% des professionnels répondirent qu’ils connaissaient ou avaient entendu parler de ces termes.
Ils pensaient les connaître.
Ce que l’on ne connait pas est une source d’inquiétude. Pour apaiser cette tension, chacun se laisse leurrer par lui-même, pour échapper à l’inconfort de son ignorance. D’où le constat suivant : qu’une personne soit ignorante ou experte, elle est toujours captive de sa bulle d’erreur dans la perception de son propre niveau. Elle est incapable de prendre conscience de ses incertitudes et du risque de faire des mauvais choix.
Sonder l’inconscient collectif
L’événement qui a amené dans l’actualité le mot ultracrepidarianisme est un sondage réalisé par Internet début avril 2020 auprès de 1016 Français âgés de 18 ans et plus. On leur a posé la question suivante : « D’après vous, ce protocole à base de chloroquine est-il un traitement efficace contre le coronavirus ? » 79% ont répondu soit par l’affirmative soit par la négative et seuls 21% ont répondu qu’ils ne savaient pas. Quel que soit l’enjeu de cette question, l’enquête montre une réalité : près de 80% des personnes interrogées se sont estimées compétentes pour répondre avec conviction à une question sur laquelle elles n’avaient pas les connaissances nécessaires.
Ceux qui auraient pu avoir la capacité scientifique à répondre à cette question, les experts - lesquels à ce jour ne sont pas d’accord sur ce sujet - ne peuvent que répondre « on ne sait pas » ; « les études en cours montrent des résultats contradictoires » ; « cela fait l’objet d’un débat ». Or l’incertitude est source d’anxiété et cette tension est insupportable à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Un sondage est indicatif d’un état, qui n’est pas la réalité objective, toujours insaisissable, mais de la réalité subjective. La vérité de ce sondage est que 80% des Français sont dans l’attente un traitement efficace.
On ne peut pas arrêter l’espérance.
Croire, c’est espérer, et espérer c’est bon pour la santé collective. Au plan physique, les bénéfices de la chloroquine dans l’infection au coronavirus sont encore, à ce jour, douteux. Par contre, au plan psychique, le bénéfice est déjà majeur. C’est une réalité : l’idée d’un médicament efficace apaise deux français sur trois.
La question de fond est : comment informer le mieux possible la population ? Comment aider chacun à comprendre la complexité du processus de validation d’un protocole thérapeutique ?
Il y a un défaut dans la démarche de ceux qui ont élaboré le sondage. C’est la simplification du problème qui a secondairement induit l’illusion de supériorité. La question posée par le sondage sur l’efficacité de la chloroquine avec comme seule réponse oui ou non est une tromperie. Parce que la réponse est oui dans certain cas et non dans d’autres. Comme pour n’importe quel traitement, il faut déterminer le moment de la maladie lors duquel il est opportun de l’administrer : dans la phase asymptomatique ou bien dès l’apparition des premiers signes ; en tout cas pas dans la phase d’aggravation respiratoire. Il faut déterminer la dose ; passé un seuil la toxicité cardiaque est mortelle… Etc. Il faut plusieurs essais sur plusieurs mois pour définir un protocole thérapeutique.
Ce que montre le sondage, c’est l’ignorance dans laquelle est tenu le grand public, ignorance qui est entretenue par les questions qu’on lui pose. Il n’est pas certain qu’il faille reprocher aux Français leur « ultracrépidarianisme ». Il eût été sain de préalablement leur présenter les résultats partiels et contradictoires qui étaient disponibles à ce moment.
La conclusion est simple, claire : avant toute question il faut informer les personnes interrogées ; et une fois les éclaircissements apportés, il faut les laisser espérer.
Patrick Clervoy est médecin psychiatre, professeur agrégé du Val-de-Grâce.