Depuis les années 1990, crises après crises, les Banques Centrales ont mené des politiques monétaires de plus en plus expansionnistes et de plus en plus non conventionnelles. A chaque difficulté, elles franchissent une étape dans l’élargissement de leur champ d’action. Cette évolution rend certainement la politique monétaire plus efficace à court terme, mais fait apparaître des aléas de moralité généralisés qui accroissent la probabilité et la gravité des crises financières.
L’évolution de l’action des Banques Centrales et des instruments de la politique monétaire.
1- Initialement, à partir du début des années 1980, les Banques Centrales sont indépendantes et ont un objectif de stabilité des prix. Il s’agit d’une réaction contre le niveau élevé de l’inflation à la fin des années 1970 et au début des années 1980, et contre le laxisme des Banques Centrales à cette époque. L’objectif des Banques Centrales est alors de maintenir l’inflation à un niveau faible, leur instrument est le maniement des taux d’intérêt à court terme, et la politique monétaire ne doit pas interagir avec les autres politiques économiques.2 A partir de la seconde moitié des années 1980, les Banques Centrales passent une première étape qui est le rejet du « Leaning Against the Wind », c’est-à-dire le rejet du passage à une politique monétaire plus restrictive dans les périodes de croissance, même s’il n’y a pas d’inflation, pour éviter l’excès d’endettement et les bulles sur les prix des actifs. On voit alors, à partir de cette époque, que les taux d’intérêt, à court terme et à long terme, deviennent chroniquement inférieurs au taux de croissance, ce qui soutient l’endettement, public et privé, les cours boursiers, les prix de l’immobilier...
3-A partir de la crise des subprimes (2008-2009), les taux d’intérêt à court terme devenant très bas, les Banques Centrales passent au Quantitative Easing, c’est-à-dire à une politique de création monétaire en échange de l’achat de dettes, essentiellement de dettes publiques. La monétisation des dettes publiques devient l’instrument de la politique monétaire à partir du moment où les taux d’intérêt nominaux ont baissé jusqu’à 0%.
4 - Les Banques Centrales commencent ensuite à acheter des dettes des entreprises (obligations, Commercial Paper et même prêts), en le faisant pour des entreprises de qualité de plus en plus faible, et cette politique a été renforcée par la crise du Covid, pendant laquelle de plus en plus les Banques Centrales financent les entreprises.
5 -On voit alors les Banques Centrales passer à une politique de contrôle, à un niveau très bas, des taux d’intérêt à long terme (ce qu’on appelle le Yield Curve Control). Cette politique est utilisée explicitement au Japon, implicitement aux États-Unis et en Europe. Elle assure la solvabilité des emprunteurs publics et privés.
6 -Enfin, l’étape suivante est le passage à des achats d’actions par les Banques Centrales, ce qui n’est pour l’instant fait qu’au Japon et en Suisse, et permet de réduire le coût du capital pour les entreprises et de déclencher un effet de richesse favorable.
Cette évolution des politiques monétaires conduit à ce que les Banques Centrales achètent un nombre croissant d’actifs (titres à court terme, obligations publiques et des entreprises, parfois actions, aussi Asset Backed Securities...) et, en échange, créent une quantité croissante de monnaie.
Le total du bilan des Banques Centrales des pays de l’OCDE passe ainsi de 1 700 milliards de dollars en 1996 à 14 000 milliards de dollars au début de 2020 et probablement 25 000 milliards de dollars à la fin de 2020 avec la crise du Covid.
Cette évolution des politiques monétaires les rend plus efficaces, mais fait apparaître des aléas de moralité importants.
Lorsque les Banques Centrales achètent des dettes publiques, des dettes privées, des actions, stabilisent les taux d’intérêt à long terme, la politique monétaire est naturellement beaucoup plus efficace que lorsque les Banques Centrales ne contrôlent que les taux d’intérêt à très court terme. Elles agissent aujourd’hui sur l’économie au travers des effets de richesse, liées à la hausse des prix des actifs, du coût du financement à long terme de l’économie, du maintien de la solvabilité des emprunteurs, publics et privés, de la réduction des primes de risque payées par les emprunteurs plus risqués.
Bien sûr, elles ne sont plus indépendantes : quand elles doivent agir pour maintenir la solvabilité des États, elles sont contraintes de mener une politique monétaire plus expansionniste quand la politique budgétaire devient plus expansionniste, ce qui est l’opposé de l’indépendance.
Mais le problème le plus grave est que les Banques Centrales font apparaître des aléas de moralité. D’une part, la « discipline de marché » a disparu : l’intervention des Banques Centrales fait disparaître la réaction des taux d’intérêt à long terme aux déficits publics excessifs, ce qui permet aux États de mener une politique budgétaire durablement très expansionniste ; ce biais de comportement des gouvernements s’observe bien aujourd’hui. Normalement une augmentation des émissions de dette publique nécessite une hausse des taux d’intérêt à long terme pour attirer un nombre suffisant d’investisseurs.
D’autre part, les épargnants et les investisseurs pensent que les Banques Centrales les assurent contre la baisse des prix des actifs risqués (actions, obligations d’entreprises, immobilier...). Ils achètent donc des quantités excessives, par rapport à leurs besoins, d’actifs risqués (c’est ce qu’on appelle aux États-Unis le « Fed put » : la Réserve Fédérale fournit gratuitement aux investisseurs une option qui couvre la valeur de leurs portefeuilles).
La présence d’aléas de moralité implique un risque élevé de crise.
Les politiques nouvelles des Banques Centrales conduisent donc d’une part à une plus grande efficacité des politiques monétaires, mais aussi en échange à l’apparition d’aléas de moralité. Il va en résulter la poursuite des politiques budgétaires expansionnistes et de la hausse des taux d’endettement publics, la déformation excessive des portefeuilles des investisseurs vers les actifs risqués. Le problème avec les aléas de moralité est qu’un jour la réalité du risque apparaît : dans le futur, les Banques Centrales arrêteront de maintenir des taux d’intérêt à long terme et des primes de risque sur les actifs risqués très bas, par exemple parce que l’inflation réapparaitra.
Brutalement, l’assurance contre la perte de solvabilité budgétaire et l’assurance contre la baisse des prix des actifs risqués cesseront d’être fournies par les Banques Centrales, d’où une crise financière avec l’excès d’endettement, public et les pertes des investisseurs sur leurs portefeuilles d’actifs risqués.
Patrick Artus est professeur associé à l’École d’économie de Paris et chef économiste de Natixis.
Dernier ouvrage paru aux éditions Odile Jacob : 40 ans d'austérité salariale (27 mai 2020)