La pandémie a tout bousculé y compris la représentation sensible du temps. Beaucoup d’entre nous attendent que la vie reprenne comme avant. Mais le présent et l’avenir ne sont plus les mêmes. Nous sommes tendus, dans la difficulté d’anticiper ce qui va changer. Cette forme de désarroi n’est pas inconnue. Les réflexions du passé et une étude récente nous éclairent avec des observations qui peuvent nous apaiser.
L’effacement du passé et la disparition du présent
Le temps s’écoule. On le représente sous la forme d’un fleuve qui passe. Six siècles avant notre ère, Héraclite déclarait qu’on ne pouvait pas entrer deux fois dans le même fleuve. Rien n’est fixe. La transformation est la règle. Nous avons tendance à considérer le changement comme une perte. Apollinaire en exprimait la mélancolie « … Ni temps passé ni les amours reviennent / Sous le pont Mirabeau coule la Seine ».
Même le présent est fugitif. Le médecin et philosophe allemand Theodor Ziehen expliquait qu’on ne pouvait pas être spectateur d’un moment de notre existence parce que chaque pensée relative à un temps A nous a déjà entraîné dans le temps B. Sauf exception, comme dans l’état de méditation, il n’y a pas de perception consciente contemporaine du moment présent. Le présent s’évapore aussitôt qu’on le nomme, le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore. Que reste-t-il pour espérer ? Du passé il nous reste la mémoire. Du futur il y a l’activité que nous engageons maintenant dans l’attente des résultats de nos actions.
L’illusion de la fin de l’histoire
Comment voyez-vous que le temps présent n’est plus le même qu’il y a six mois et comment envisagez-vous l’avenir ? C’est une question qui laisse chacun avec une inquiétude faute de pouvoir trouver des réponses rassurantes. A l’origine de cette angoisse il y a une faiblesse psychologique : l’incapacité à envisager que nous pouvons changer. Nous nous projetons dans l’avenir sans tenir compte de notre capacité à nous adapter, sans penser que chaque événement nous transforme et que, transformé, nous transformons à notre tour notre environnement. Ce processus continu de métamorphose nous apparaît quand on regarde le passé mais il nous échappe lorsque nous pensons à l’avenir.
En 2013, Jordi Quoidbach, Daniel Gilbert et Timothy Wilson, trois psychologues américains ont publié une étude dans la revue Science sous le titre « l’illusion de la fin de l’histoire ». La notion de « fin de l’histoire » est ancienne. On peut la résumer par l’idée qu’il y a, pour chaque domaine, un moment où toutes les choses cesseront de se développer. C’est l’hypothèse d’un achèvement, d’un temps à partir duquel n’y aura plus de progrès possible. La « fin de l’histoire » est une étape qui marque, pour une civilisation ou une culture, l’arrêt de son évolution. C’est la possibilité d’un moment où tout ce qui devait advenir serait advenu. C’est cette notion, bonne ou mauvaise, on ne le sait pas encore, que les trois chercheurs ont exploré. Leur étude montre qu’en ce qui nous concerne, à titre individuel, l’idée d’une fin de l’histoire est une déformation psychologique qui perturbe notre jugement.
L’incapacité à prédire nos changements.
Nous nous considérons, à chaque moment de notre vie, comme si nous étions arrivés à la fin de notre histoire. Voici comment ces psychologues l’ont mis en évidence. Ils ont interrogé par questionnaires 19000 personnes réparties entre 18 et 68 ans qu’ils ont réparti en deux groupes. A chacun ils ont demandé de réaliser un autoportrait psychologique actuel : décrire leurs traits de personnalité, détailler leurs valeurs morales et leurs goûts culturels au moment présent. Au premier groupe ils ont ensuite demandé de décrire ces mêmes paramètres de personnalité tels qu’ils étaient dix années plus tôt. Au deuxième groupe ils ont ensuite demandé de se décrire tels qu’ils imagineraient être dans dix ans. Le but des questionnaires était d’obtenir, pour les comparer, les trois autoportraits d’une personne : au temps présent, au temps passé et au temps futur.
Les psychologues qui ont mené cette recherche ont analysé les changements que les personnes du deuxième groupe imaginaient pour les dix années futures et ils les ont comparés aux changements que les personnes du premier groupe ont rapporté être survenus depuis les dix années passées.
L’information majeure qu’a apportée leur analyse a été que, quel que soit l’âge, chaque personne estime qu’elle changera peu comparé aux changements qu’elle a déjà réalisés. En clair, nous nous comportons comme si nous étions au point de « fin de l’histoire » de notre vie, comme si nous n’avions plus de potentiel de changement.
J’ai beaucoup changé jusqu’à maintenant ; dorénavant je ne changerai plus beaucoup
Plusieurs exemples sont donnés.
Concernant les goûts alimentaires, les personnes âgées de vingt ans estiment qu’elles auront les mêmes goûts dans dix ans, lorsqu’elles auront trente ans. Les personnes âgées de trente ans reconnaissent que leurs goût ont beaucoup changé depuis dix ans – contredisant leurs cadets - mais estiment maintenant que leurs goûts d’aujourd’hui ne changeront pas ou très peu dans les années suivantes.
Concernant les relations sociales, les personnes âgées de trente ans estiment qu’elles auront toujours les mêmes amis dans dix ans alors que les personnes âgées de quarante ans indiquent avoir perdu le contact avec la plupart des amis fréquentés dix ans plus tôt.
Un autre exemple démonstratif de l’illusion de la fin de l’histoire concerne les goûts musicaux. Les personnes interrogées estiment que dans dix ans, elles seront prêtes à payer deux fois plus pour continuer à écouter leurs musiciens préférés, alors même qu’elles sont réticentes aujourd’hui à envisager de payer ce supplément pour écouter les musiciens qu’elles appréciaient il y a dix ans.
La conclusion est que d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité à changer au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui, parce que nous nous serons transformés pour nous adapter.
A quoi sert l’illusion de la fin de l’histoire ?
Nous sommes devant un constat : nous évoluons en permanence. C’est le caractère adaptatif des êtres vivants. En parallèle nous constatons un phénomène paradoxal : alors que nous pouvons prendre conscience des changements survenus dans notre personnalité, nos valeurs et nos priorités sociales, nous sommes incapable de penser que nous allons changer autant dans les dix prochaines années.
On peut regarder l’illusion de la fin de l’histoire comme un phénomène négatif. Considérer que c’est un aveuglement qui nous induit en erreur dans les décisions que nous prenons aujourd’hui, parce que nous orientons nos actions vers l’illusion de ce que nous serions dans le futur et que nous ne pouvons que nous tromper. A l’opposé, on peut regarder ce phénomène comme nécessaire pour maintenir une tension psychique vers l’avenir. Si on nous expliquait aujourd’hui que nous pourrions être si différents dans le futur, sans savoir quelles seraient ces différences, nous serions tétanisés, dans l’impossibilité de faire des choix, incapables d’engager une action plutôt qu’une autre, parce que nous ne saurions prendre une décision sans avoir une image possible de l’avenir, et que le seul avenir imaginable est la projection dans le futur de ce que nous sommes aujourd’hui.
Avoir confiance dans ses capacités d’adaptation
L’avenir est comme un mirage qui s’estompe à mesure qu’on s’en approche et qui se reporte plus loin pour dessiner une nouvelle image. Nul ne peut dire si l’avenir sera pire ou meilleur. La seule certitude est que l’avenir sera différent de ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui. Max Gallo ne reconnaissait qu’une seule loi dans l’histoire, celle de la surprise. Les biologistes ne reconnaissent qu’une loi de la nature, celle de la continuité de la vie. Dans l’idée de changement, il y a un optimisme de fond, nous avons les capacités de nous adapter aux surprises.
Dans la parabole du semeur, Octavia Estelle Bulter écrivait : « Tout ce que tu touches, tu le changes – Tout ce que tu changes te change ». Si on suit les réflexions précédentes, toute personne qui aura fini cette lecture n’est déjà plus la même. Continuons d’avancer et laissons les bonnes surprises advenir.
Patrick Clervoy est médecin psychiatre, professeur agrégé du Val-de-Grâce.