Trop souvent, le débat économique a été cantonné à l’opposition entre court et long terme, entre théorie de la demande et théorie de l’offre, mais avec en commun l’idée que l’économie devait converger vers un équilibre à plus ou moins brève échéance. La crise en cours n’échappe pas à ce débat. Trop souvent, il est question de cibler la demande pour les uns, l’offre pour les autres, quand, rien ne pouvant être acquis à l’avance, il faudrait comprendre l’articulation entre les deux, la séquence des déséquilibres qui fait qu’il n’y a pas lieu de distinguer le court du long terme. Souvenons-nous, alors, que « le chemin se fait en marchant » (Antonio Machado) et que « l’avenir nous n’avons pas uniquement à le prévoir, mais aussi à le permettre » (Antoine de St Exupéry).
Retrouver le temps trop longtemps oublié de l’économie c’est reconnaître, à la fois, l’instabilité intrinsèque des économies de marché et leur capacité de résilience qui tient à la nature des institutions et organisations qui les structurent. C’est se donner les moyens de comprendre ce qu’il peut advenir d’une économie jamais à l’équilibre devant affronter les conséquences de la crise sanitaire.
Du temps oublié au temps retrouvé
Idées et théories économiques, classiques ou keynésiennes, qui dominent le débat politique et académique ont en commun de postuler l’existence d’un attracteur de long terme, entièrement déterminé par les technologies et les préférences, tout en niant l’incertitude radicale. Il existerait un état idéal atemporel, une sorte de fin de l’histoire, souvent en forme d’économie parfaitement concurrentielle, obéissant à des règles de gouvernance des entreprises et de politique économique auxquelles il suffirait de se conformer pour éviter tout désordre.
L’ordre du temps est ainsi ignoré. Des évidences devraient pourtant nous alerter : la production, l’investissement, la consommation, les compétences, la finance, la dette s’inscrivent dans le temps. Cette dimension du processus économique n’aurait guère d’importance si toutes les grandeurs marchaient au même pas et si les économies de marché étaient intrinsèquement stables Ce n’est pas le cas. L’instabilité est dans la nature de ces économies pour la raison simple qu’elles sont le lieu d’innovations répétées qui cassent les équilibres existants, prennent place dans un univers marqué, à la fois, par l’irréversibilité des choix effectués en matière d’investissement, et par l’incertitude sur la nature et la configuration des marchés futurs. Déséquilibres et distorsions récurrentes surgissent de manière récurrente, en cours de route, en étant le fruit des temporalités propres aux différents phénomènes et acteurs. Le défi permanent auquel sont, alors, confrontées ces économies est de maîtriser ces horloges multiples, condition de leur résilience.
Une économie instable mais résiliente
Si les innovations de tous ordres (nouveau produit, nouvelle méthode de production, ouverture de nouveaux marchés, nouvelle organisation industrielle) sont porteuses d’instabilité, cela tient, en premier lieu, au temps requis pour construire de nouvelles capacités de production ayant pour conséquence que les coûts y afférents doivent être couverts avant que les revenus correspondants soient obtenus. Des contraintes sont créées sur le montant des ressources (financières et humaines) disponibles pour investir. Ce sera notamment le cas quand les coûts de construction des nouvelles capacités sont plus élevés que ceux de simple remplacement des anciennes capacités ou quand les compétences requises diffèrent des compétences disponibles. Ce fait, à lui seul porteur de fluctuations du produit et de l’emploi sans qu’il soit besoin de faire état d’un désordre monétaire, pose problème dès lors que l’incertitude sur la configuration des marchés futurs vient s’ajouter à l’irréversibilité des investissements et pèse sur l’incitation des entreprises à s’engager dans de telles dépenses. La disposition à investir intervient conjointement avec la disponibilité des ressources pour investir. De deux choses l’une : soit l’activité d’entreprise est entravée par les contraintes du moment qui l’empêchent de se développer et l’économie est fortement instable, soit les entreprises sont en capacité d’investir et l’économie est résiliente.
Une entreprise qui décide d’investir est confrontée à deux délais, celui de gestation de l’investissement et celui de l’acquisition de l’information de marché. Elle décidera d’investir si elle est en mesure de concilier ces deux délais, c’est-à-dire l’irréversibilité et l’incertitude, afin de pouvoir faire, de manière fiable, des anticipations à long terme. Cela implique pour elle de disposer d’une information de marché sur la demande future, mais aussi et surtout sur l’offre future des entreprises concurrentes et complémentaires. Ce qui n’est possible que si des collusions ou connexions au cœur du processus de marché assurent une coordination entre investissements concurrents comme complémentaires, c’est-à-dire entre l’offre et la demande au cours du temps. De telles pratiques monopolistes sont, non seulement, une condition pour innover, mais aussi le moyen de créer le marché et de lever l’incertitude radicale.
Dans cette perspective, les technologies ne sont pas un prérequis, mais bien le résultat du processus de coordination (de marché). Leur configuration dépend des formes organisationnelles et institutionnelles qui ont été retenues, de l’arbitrage entre la recherche de gains immédiats et l’engagement dans des investissements à long terme.
La quête d’un capital patient
Monnaie et finance impriment leur propre rythme au niveau micro comme macroéconomique. Leur rôle est essentiel à la coordination inter-temporelle des forces de l’offre et de la demande. Elles peuvent être au cœur de la spéculation à court terme, mais, correctement maîtrisées, ce sont des institutions décisives pour que les entrepreneurs puissent effectuer des anticipations fiables en ayant l’assurance de disposer des liquidités nécessaires dans les montants et aux moments requis, et de pouvoir ainsi se projeter à long terme. De l’organisation du système monétaire et financier dépend, alors, la nature des entreprises, en faisant d’elles, soit des coalitions durables entre les parties prenantes que sont les salariés, les fournisseurs et les clients, soit de simples collections d’actifs négociables devenues des jouets entre les mains des marchés financiers.
Ce dont il est question n’est pas tant le contrôle exercé par les détenteurs de capitaux sur les managers exécutifs que leur engagement (leur patience) sur une période de temps suffisamment longue de façon à garantir à l’entreprise de surmonter les moments inévitablement difficiles de tout processus d’innovation. Cet engagement là favorise celui des autres parties prenantes, clients et fournisseurs, qui ont elles-mêmes à arrêter des choix d’investissements complémentaires.
La quête d’emplois solides
Le contrat de travail est progressivement apparu comme l’expression d’une relation durable en tant que relation d’autorité, mais aussi pour permettre à l’entreprise moderne de bénéficier d’une capacité d’apprentissage (de création de compétences) en réponse à l’évolution de la demande et de ses métiers. Cette exigence retentit sur la nature des emplois. La question est de savoir s’ils doivent être fluides ou solides, de courte ou de longue durée. Elle est aussi de savoir si l’entreprise est une simple collection d’actifs librement redéployables dont les emplois feraient partie ou si elle est cette coalition politique qui rend les différentes parties prenantes, y compris les salariés, solidaires entre elles autour d’objectifs communs de long terme.
Les réformes structurelles, celles privilégiées par les théories ignorant le temps, véhiculent une approche institutionnelle marquée par la recherche de flexibilité des salaires et de mobilité rapide des travailleurs. Alors qu’elles sont censées favoriser l’innovation et la croissance, elles risquent de devenir une source de dualisme et de pénaliser cette même croissance en engendrant une polarisation des emplois et des salaires en même temps que la formation de rentes. À l’opposé, des emplois solides ou durables garantissent une capacité d’apprentissage qui n’est autre qu’une flexibilité d’initiative et justifie, en particulier, que les reculs temporaires d’activité donnent lieu à des mises en chômage partiel plutôt qu’à des licenciements.
La solidité des emplois n’est possible que sous la condition d’un engagement des détenteurs de capitaux à soutenir l’activité sur une période suffisamment longue. Chômage et emploi ne sont pas déterminés par les seules forces de l’offre et de la demande sur les marchés de travail isolés du reste de l’économie. Ils dépendent du degré de patience des détenteurs de capitaux, autrement dit du rapport au temps de l’organisation bancaire et financière.
La politique économique à l’épreuve du temps
Les pouvoirs publics ne sauraient être neutres ni se substituer aux entreprises et prétendre imposer un ordre stable. Il leur revient, en revanche, de prendre la mesure des temps propres aux différents phénomènes et aux différents acteurs pour aider à leur cohérence garante de la viabilité du chemin suivi.
Au niveau global, l’action publique se doit de répondre à la mauvaise distribution temporelle des demandes excédentaires, non pas pour les éliminer ab initio, mais pour prévenir des processus cumulatifs. Ainsi dépenses et dette publiques accrues pour compenser une insuffisance de la demande privée pourront être suivies d’un désendettement public et d’une hausse de la pression fiscale quand la demande et les dettes privées seront de nouveau élevées. Inflation et déficit commercial résultant d’une demande excédentaire comme conséquence d’investissements donnant lieu à distribution de revenus seront suivies de leur extinction, une fois la nouvelle capacité de production devenue opérationnelle. Une contrainte monétaire et financière excessive sur la dépense d’investissement sera évitée car elle ne pourrait, cycle après cycle, que réduire le taux de croissance et augmenter le taux de chômage compatibles avec la stabilité des prix. Dans de telles perspectives, le régime monétaire (et budgétaire) doit, non pasvalider des comportements présumés rationnels des ménages, mais concourir à fiabilité des anticipations à long terme des entreprises.
Au niveau structurel, l’action publique doit se donner pour but de créer l’environnement institutionnel permettant aux entreprises d’investir à long terme en ayant la capacité de surmonter les difficultés temporaires inhérentes à tout processus de destruction créatrice. Il s’agit, alors, de valider les imperfections de marché requises pour innover, et de réduire celles qui tournent à la capture de rentes indues, de promouvoir les institutions propres à assurer la durabilité de l’engagement des détenteurs de capitaux comme des salariés.
Retour sur la crise actuelle
Que nous enseigne d’avoir ainsi retrouvé le temps de l’économie ? Comment doit-on appréhender la crise économique particulièrement violente qui fait suite à la crise sanitaire ? Faut-il la considérer comme un événement exceptionnel ou plus exactement une simple parenthèse ou plutôt comme une perturbation supplémentaire sur un chemin hors de l’équilibre ?
À ces questions répondent des discours convenus. En keynésiens de circonstance, certains ont imaginé que l’épargne forcées de ménages empêchés d’aller au travail pouvait se transformer en surconsommation une fois passée la période du confinement, assurant une reprise quasi immédiate de l’activité. Aux classiques impénitents, l’acceptation d’un surcroît important de dette publique est apparue comme devant être conditionnée à un usage d’urgence en gardant le souci de revenir vite à la sagesse comptable. Les plus radicaux défenseurs de l’environnement voient dans la crise sanitaire une validation de leur discours mais surtout une opportunité de le concrétiser en renforçant brutalement et rapidement règles et taxes comme si un nouvel équilibre, écologique celui-là, était à portée de main.
Ces discours ont un point commun : ils font l’impasse sur le temps nécessaire aux adaptations réussies dans un contexte d’irréversibilité et d’incertitude. (i) Avoir foi dans la conversion d’une épargne forcée en dépenses courantes fait l’impasse sur nombre d’obstacles. Les nombreuses destructions d’emplois et la décote des rémunérations du fait du chômage partiel vont se traduire par une chute du revenu global qui affectera durablement la demande. L’incertitude des ménages quant à leurs revenus et à leurs emplois futurs ne peut que les conforter dans des comportements d’épargne de précaution. Les capacités de production sont limitées du fait des délais de rétablissement d’un taux normal d’activité, sans compter qu’elles ne pourraient pas absorber un surcroît de demande si d’aventure il y avait une désépargne massive. (ii) Imaginer que la nouvelle émission de dettes publique n’est là que pour financer des dépenses exceptionnelles, non récurrentes, est non moins illusoire. Les besoins de soutien de la demande vont perdurer du simple fait de la chute durable du revenu des ménages. Les bouleversements attendus vont requérir des investissements importants tant publics que privés. En bref, dettes et besoins de financement du secteur privé seront durablement élevés rendant nécessaire un endettement public non moins durablement élevé sauf à faire fi d’enchaînements potentiellement catastrophiques. (iii) Revendiquer d’agir plus fort et plus vite en matière de transition écologique ne tient pas compte des destructions brutales de capital productif et d’emplois qui en seraient la conséquence, comme si les créations nouvelles pouvaient s’y substituer presque instantanément et sans coût excessif. Ce serait le plus sûr moyen, non seulement d’accélérer la spirale de la récession (voire de la dépression), mais aussi de discréditer l’objectif écologique auprès de la population.
C’est avec ces discours qu’il nous faut rompre. Les premières observations et analyses ne peuvent que nous convaincre que des ruptures importantes sont à attendre dès lors que les contraintes imposées dans l’urgence sur l’offre comme sur la demande vont affecter de manière différenciée et durable de nombreux secteurs de l’activité et impulser de nouveaux comportements tant du côté de l’offre que de celui de la demande. Une fois encore il n’y a pas lieu de dissocier le court du long terme tant les choix effectués étape après étape structurent un chemin qu’il faut se garder d’assimiler à la convergence vers un nouvel équilibre.
Aussi est-il nécessaire d’abandonner de dangereuses illusions, celle de l’optimisation immédiate des comportements et des résultats, celle de l’existence d’un équilibre général fût-il un équilibre écologique que l’on pourrait atteindre rapidement et sans coût, celle de la table rase et d’une fin de l’histoire. Il convient bien plutôt de reconnaître dans l’épisode actuel un nouveau témoin de l’instabilité intrinsèque des économies de marché, mais aussi comme un moment privilégié d’en tester la résilience, ou plutôt d’en établir les conditions institutionnelles.
Inutile et dangereux, dans la crise actuelle, d’imaginer qu’elle ne sera rapidement qu’un mauvais souvenir. Mieux vaut savoir faire les choix organisationnels et institutionnels, en matière d’organisation des entreprises et de définition des politiques publiques, permettant à la fois de stabiliser l’économie et de la remettre sur le chemin du développement y compris dans la perspective de préserver l’environnement. La réalité est que les économies de marché sont multiples, mais qu’il est toujours possible d’introduire entre elles une ligne de partage suivant que les institutions qui les caractérisent garantissent ou non des adaptations lentes et graduelles, seules garantes de viabilité.
Faire face à la crise offre une nouvelle opportunité de plaider pour des entreprises conçues comme des coalitions entre les parties prenantes, pour une organisation bancaire et financière favorisant un capital patient, pour une organisation du travail privilégiant des emplois solides, pour des politiques publiques reposant sur des choix discrétionnaires mais évitant des embardées coûteuses et inutiles.
Aujourd’hui comme hier, admettre que « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » (Jean de La Fontaine), ce n’est pas se réfugier dans un avenir improbable auquel se réfère une théorie économique hors du temps, mais c’est permettre à des agents rationnels de se coordonner par le truchement de l’avenir. Il devient de nouveau possible de dire que « lentement mais toujours l’humanité réalise le rêve des sages » (Anatole France).
Jean-Luc Gaffard, Professeur émérite à l’Université Côte d’Azur est co-auteur avec Mario Amendola et Francesco Saraceno de l’ouvrage Le Temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob, 2020.