La pandémie actuelle n'a rien du choc exogène qui fait le délice des économistes néolibéraux et des responsables politiques qui les suivent. Ceux-ci clament que la récession, aussi sévère soit-elle, sera en V avec une reprise forte, puisque l'économie de marché aurait la vertu d'effacer le choc en ramenant l'économie sur une trajectoire dite « optimale ».
Pourtant cette idéologie a déjà été réfutée par la grande crise financière systémique de 2007- 08, qui a vu la paralysie totale de la finance et son incapacité à se relever par elle-même. Les deux crises sont liées par les vulnérabilités financières qui, loin d'être résorbées, se sont accumulées et généralisées au monde entier de la reprise américaine de la mi-2009 jusqu'à la fin 2019.
Il y a donc plusieurs erreurs à ne pas faire si l'on veut comprendre la nature de la crise actuelle et les politiques requises pour en sortir. La première, vraiment cardinale, qui est susurrée dans les milieux politiques et transmise à la société par les médias, consiste à dire qu'on est bien trop occupé par les réponses immédiates à la crise pandémique pour s'intéresser aux échéances internationales concernant les engagements à prendre vis-à-vis du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. La deuxième est de ne pas comprendre que les conséquences économiques de la propagation du virus sont aggravées par les vulnérabilités financières accumulées et généralisées au monde entier. La troisième est de ne pas voir qu'une crise environnementale globale implique une réponse coopérative et coordonnée des puissances publiques dans le monde entier. Essayons de tracer quelques repères sur ces trois points.
La crise sanitaire est liée à la dégradation de la biodiversité et au changement climatique
Depuis de nombreuses années on sait que la détérioration des écosystèmes favorise la prolifération d'agents pathogènes qui prolifèrent et peuvent prendre une dimension pandémique. La destruction des habitats, naturels, la déforestation, l'artificialisation des sols, rapprochent les animaux sauvages, qui peuvent naturellement être porteurs de virus, des espaces occupés par les humains. L'exposition prolongée et intense de populations aux particules fines peut être un facteur de propagation rapide des virus. L'agriculture intensive n'est pas en reste. L'élevage industriel par la sélection de races génétiquement homogènes est peu résistant aux germes pathogènes. L'alimentation issue de l'agriculture intensive et bourrée de produits chimiques peut affaiblir les défenses immunitaires de ceux qui les consomment. Enfin le système de santé et celui du climat ont des dynamiques semblables, certes sur des temporalités différentes. Ce sont des processus évoluant sous incertitude radicale qui peuvent s'emballer à partir de points de bifurcation inconnus. En outre, la fréquence et l'ampleur des atteintes à la santé peuvent être directement aggravées par la hausse des températures. C'est ainsi que la fonte du permafrost peut réveiller des virus inconnus, car congelés dans le sol depuis fort longtemps.
L'enseignement politique de ces constats faits par les scientifiques est l'urgence d'une écologie politique. La santé humaine, le climat et la biodiversité font partie d'une seule nature, le système terre dans lesquelles les sociétés doivent s'insérer en respectant les limites du système terre. Cette réalité doit imposer une philosophie politique radicalement opposée à celle du capitalisme néolibéral qui présuppose une croissance illimitée des biens marchands sous l'aiguillon de la finance de marché dont la finalité est unidimensionnelle : « faire de l'argent avec l'argent ».
Les conséquences économiques et financières de la crise sanitaire sont liées à la grande crise financière par les vulnérabilités accumulées.
La logique de la finance de marché n'est pas le retour à un équilibre présupposé ; c'est le momentum. Elle amplifie les fluctuations économiques au lieu de les amortir. Ce qui est crucial dans cette dynamique est que le risque s'accumule, tout en restant dissimulé, dans la phase euphorique d'essor des prix d'actifs, et se matérialise dans leur retournement. Le combustible dans la phase d'essor est la montée de l'endettement et le processus qui engendre la récession économique est la tentative de restauration des bilans. Or, dans le régime néolibéral, l'intervention des autorités politiques et monétaires consiste à privatiser les gains et socialiser les pertes. Cette doctrine entraîne une trajectoire d'augmentation à long terme de l'endettement dans les nations qui y sont soumises. L'originalité des dix années qui ont suivi la grande crise financière est la généralisation mondiale de cette logique.
La formation d'un cycle d'endettement mondial pose des problèmes de vulnérabilité plus complexes que ceux qui résultent des cycles nationaux. Dans les dix années qui ont suivi la reprise économique de 2009, la dette des entreprises est devenue le cœur des vulnérabilités financières accumulées dans le secteur privé, lesquelles se sont généralisées aux pays émergents grâce à la surabondance des liquidités en dollars. En même temps, la structure du système financier a changé. Les banques ayant été les seuls acteurs qui ont subi des réglementations prudentielles après la grande crise, l'endettement des entreprises non financières a pris largement la forme obligataire et le shadow banking a pris une place prépondérante dans l'intermédiation 1. Il tend à exacerber les mouvements de capitaux déséquilibrants et donc fait jouer un rôle crucial aux fluctuations du dollar pour les pays émergents qui sont lourdement endettés en dollars et qui ont des balances de paiements fragiles.
C'est pourquoi l'irruption du Covid-19 a inversé brutalement le sentiment optimiste des investisseurs. La hausse du dollar et l'effondrement du prix du pétrole et des matières premières propagent rapidement les vulnérabilités financières aux pays producteurs, alors que la pandémie empêche ces baisses de prix de stimuler la demande des pays consommateurs. En conséquence, les entreprises non financières dans un grand nombre de secteurs et de pays sont frappées simultanément par un choc d'offre, à cause de la désintégration des chaînes de valeur et donc de la chute des importations de biens intermédiaires, et de demande par contraction de la consommation des biens et des services. L'impact sur les entreprises non financières conduit à la contraction violente de l'emploi et à la détérioration rapide de leur rentabilité. Cela induit une ruée de leurs prêteurs pour se dégager de leurs actifs et de leurs créances. Les investisseurs financiers ont même vendu des obligations souveraines censées être des actifs sûrs. Au total, la demande de cash est devenue la préoccupation exclusive de tous les acteurs privés, conduisant les banques centrales à jouer le rôle de prêteur en dernier ressort généralisé, jusqu'à réinstaller le réseau de swaps en dollars entre les banques centrales.
Sortir du néolibéralisme par un Green New Deal global est le seul avenir possible de la mondialisation.
Le New Deal, prolongé par le Plan Marshall, a transformé les sociétés occidentales après une guerre mondiale, en fournissant le modèle capable de mettre la finance au service de l'économie, de réguler la répartition des revenus, tout en réduisant les inégalités sociales, et d'établir un ordre monétaire international préservant l'autonomie des nations.
Le défi du 21ième siècle est mondial et exprimé dans les objectifs du développement durable des Nations Unies. Endiguer la globalisation de la pandémie ne peut s'inscrire dans ces objectifs que par une solidarité internationale, fondée sur une écologie politique. Celle-ci doit s'attaquer à la crise écologique de longue durée, incluant la biodiversité et le climat. Un Green New Deal Global est le seul avenir possible de la mondialisation. Il ne peut advenir qu'en éradiquant le néolibéralisme qui a imposé une économie de marché généralisée, laquelle ne perçoit pas sa dépendance à la nature. Car les marchés ignorent les biens communs et leur détérioration en maux communs. Comme cela fut le cas pour le New Deal, le Green New Deal implique des principes de politique économique qu i rétablissent le leadership de la puissance publique sur l'économie. Quels peuvent en être les axes structurants ?
Le plus fondamental est une stratégie d'investissement public à long terme pour transformer les structures de production, changer les modes de vie et régénérer les territoires. Il faut donc promouvoir une stratégie industrielle qui, dans l'Union Européenne, est à l'opposé de l'idolâtrie des normes du Marché. La transformation des structures de production dans le sens d'une économie bas carbone doit couvrir les technologies de l'énergie renouvelable et les réseaux associés de distribution intelligent de l'électricité, les transports publics bas carbone, l'efficacité énergétique par la rénovation des bâtiments. La régénération des territoires est un second axe essentiel. Elle implique la restauration des habitats naturels, la reforestation, la remédiation des sols pollués, la promotion d'une agriculture durable.
Le rôle des budgets publics doit redevenir prépondérant. Comme l'a bien souligné Mario Draghi 2, les dettes publiques vont fortement augmenter et rester à des niveaux élevés à l'avenir. Cela va conduire à une révision des règles budgétaires européennes pour conduire la stratégie d'investissements publics dans la longue durée et donc briser la tragédie des horizons (Mark Carney), à l'encontre du court termisme des marchés financiers. Car, transformer la structure productive de l'économie implique une planification stratégique. Elle peut conduire à garantir des investissements clé du secteur privé dans la transition bas carbone, accompagner financièrement les industries déclinantes et surtout programmer la reconversions des travailleurs. En outre, il est grand temps de profiter des niveaux très bas du prix du pétrole pour éliminer les subventions aux énergies fossiles.
Enfin la soutenabilité des dettes publiques doit être complètement repensée dans une économie dont le critère de performance n'est pas le PIB, mais la richesse inclusive (Inclusive Wealth), élaboré sous l'égide des Nations Unies. La soutenabilité de la dette publique ne saurait ignorer les actifs publics dont la dette est la contrepartie. Pour terminer, une politique bas carbone poursuivie dans la longue durée ne peut aller sans une coordination de la politique budgétaire mise au premier plan et de la politique budgétaire. La doctrine de la politique monétaire doit évoluer en conséquence.
Michel Aglietta est professeur émérite à l'université Paris-Nanterre et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie. Il a été membre de l'Institut universitaire de France et membre du Haut Conseil des finances publiques.
Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Capitalisme – Le temps des ruptures(nov. 2019)
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1- Pour plus de détail, voir "L'insoutenabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus", in La Lettre du Cepii avril 2020, à paraître.
2- "we must mobilize as if for war", Financial Times, March 27, 2020.