Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Gérard Apfeldorfer

La mort fait son retour dans nos vies


Publié le 19 mai 2020


            La mort rôde, les vivants tremblent. Je le vois, par ce regain d’angoisses, de révoltes qui surgissent, par ces appels au secours en direction du psychiatre que je suis. Mais la peur, presque toujours, avance masquée : rarement on me parle de la mort. On préfère évoquer des angoisses plus habituelles : des douleurs, des tensions, des difficultés à respirer, à dormir, des boulimies de sucreries, une vieille maladie qui referait surface, ou une nouvelle, mystérieuse. Ou bien, paravent bienvenu, on s’inquiète de son devenir, de l’économie qui bat de l’aile. Angoisse épatante, salutaire, puisqu’elle signifie que la vie continue. Tout plutôt que d’y penser, à cette mort qui pointe le bout de son nez.

De tous temps, la mort, la cessation de la vie, a été source de tourment. Quoi, un beau jour, mon cœur s’arrêtera de battre, mes poumons de respirer, mon esprit de penser ? Que deviendrai-je alors ? Disparaîtrai-je, tout simplement, comme si je n’avais jamais existé ? Comment m’imaginer absent ? « Être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux qu'insupportable, c'est impossible » nous dit Alain. Notre cerveau s’y refuse.
Pas question, donc, de se résigner à cette néantisation programmée. Il faut que quelque chose subsiste de soi-même et poursuive sa route.

Les tenants de la réincarnation, tout d’abord, ont considéré que lorsque le corps déclarait forfait, quelque chose de soi surnageait et s’en venait habiter une nouvelle vie. Pour les bouddhistes cependant, il n’y a là rien de réjouissant : ce qui subsiste d’une vie à l’autre, c’est la souffrance, transmise à la vie suivante. Selon la théorie de la rétribution, bien se tenir dans cette vie permet de transmettre peu de souffrance à la suivante, et même, atteindre la sagesse ici bas libère du cycle infernal des réincarnations et permet de se dissoudre dans le néant, suprême récompense.

Les religions monothéistes ne sont pas emballées par ce monde cyclique, qui tourne en rond, par ce néant qui finit par repointer le bout de son nez. Pourquoi ne pas imaginer qu’après la mort, la meilleure partie de soi, l’âme, l’esprit, la personnalité, l’ego, comme on voudra bien les nommer, se conserve et même s’améliore car soulagé de sa partie animale ? Là encore, la théorie de la rétribution est mise à contribution afin de maintenir l’ordre : menez une vie juste et ce sera le Paradis, tenez-vous mal et ce seront les tourments de l’enfer.
Que voilà des idées rassurantes ! Il n’y a pas rien à attendre. Cependant, si une grande partie de la population mondiale continue à croire que la mort n’est pas la fin de tout, et même à faire confiance en un Dieu organisateur du monde et de l’après-monde, les avancées de la science sapent peu à peu ces croyances. Si le nombre d’athées déclarés se situe selon les pays entre 0 et 50% (30% en France), ils sont de plus en plus nombreux à douter. L’angoisse de mort, du coup, n’en finit pas de monter.
Aussi certains préfèrent-ils miser sur l’éradication de la mort. Celle-ci serait un mécanisme démodé auquel on pourrait remédier par le progrès technique. Les transhumanistes proposent ainsi de nous guérir de la mort, une sorte de maladie, et si cela ne suffit pas, de remplacer le corps biologique par un support plus pérenne, par exemple à base de silicium.

Quel beau rêve que celui de remplacer une résurrection à la fin des temps par une non mort jusqu’à la fin des temps ! Mais de l’aveu des transhumanistes, quelques problèmes techniques restent cependant à régler, et en attendant, ils nous demandent d’avoir la foi.
Justement, en attendant, nous continuons à mourir as usual. Et un petit virus de rien du tout, de la famille des coronavirus, qui sont habituellement responsables du rhume, mais qui aura muté et gagné en virulence, vient nous le rappeler. Surprise !
Parce que nous nous étions habitués à l’idée que la vie était un long fleuve tranquille, que comme il existait le droit à la liberté d’opinion, au logement, à la santé, voire au bonheur, toute Française avait aussi droit à 85 années de vie, et tout Français pouvait compter sur 80 ans, au minimum.

Quelle panique, tout à coup ! Il semblerait bien que nous soyons tous devenus thanatophobes. Les personnes âgées, de 60-70 ans et plus, voient tout à coup leur espérance de vie fondre à vue d’œil, surtout si leur santé est un brin déficiente et leur tour de taille au delà des standards. La mort arrivant avant son heure, touchant même des personnes jeunes et dans la force de l’âge, le décompte quotidien des morts que les médecins peinent à réanimer, les gestes barrières destinés à éviter peste, choléra, Ébola, corona, l’arrêt total de l’économie, les faillites annoncées et même, pourquoi pas la fin du monde, en tout cas la fin de ce monde-ci, instaurent un climat de terreur. Chacun est tout à coup mis face à sa propre mort, face à celle de ses proches, ses parents, ses grands-parents, voire pourquoi pas, celle de ses enfants.

Les moyens de défense habituels contre les angoisses de mort dysfonctionnent : d’ordinaire, pour ne pas y penser, nous nous occupions frénétiquement à nous divertir, en travaillant, en voyageant, en consommant, en nous laissant hypnotiser par les écrans, en surfant et papotant sans fin sur internet. Mais là, confinés, entravés dans nos élans, seuls avec nous-mêmes, la mort nous nargue.

Est-ce une si mauvaise chose ? Je n’en suis pas si sûr. La perspective de notre fin me semble conférer à l’existence son juste poids. Elle permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de se détacher des futilités. On comprend tout à coup que seuls nous ne sommes rien, que nous n’existons que par les autres, nos proches, mais aussi nos voisins, nos concitoyens. Tous nous tissent, nous constituent. Certains, déjà, l’ont perçu et du coup, gagnent en empathie. Espérons qu’ils seront plus nombreux que ceux qui restent prisonniers de leurs colères.

Cette secousse va-t-elle aussi permettre d’émerger de la thanatophobie environnante ? Je l’espère. La mort, alors, deviendrait alors une chose aussi naturelle que la naissance. Un événement dont on espère qu’il se passera bien, « c'est-à-dire tranquillement et sans bruit », ainsi que le souhaite Montaigne. Un événement auquel on se préparera, non pas à la dernière minute, mais un peu chaque jour, afin de garder la mesure de sa vie, de ne pas être pris par surprise.

Dès lors qu’on accepte de mourir, pourquoi aussi ne pas décider de « partir au bon moment » comme le conseille Cicéron et les stoïciens ? Saint Augustin considère quant à lui que notre vie ne nous appartient pas, mais appartient à Dieu qui, seul, peut nous la retirer. Il est suivi en cela par la quasi totalité des religions. Grand bien leur fasse ! Mais qu’en est-il des athées, laïcs et autres mécréants ? Ceux-là, lorsqu’ils sont trop perclus, diminués, souffrants, qu’ils constatent que leurs capacités baissent au point que seule une existence misérable et indigne les attend, aimeraient pouvoir s’autodéterminer en ce qui concerne les modalités de leur mort. Et même, ils aimeraient pouvoir faire leurs adieux à leurs proches sans que ceux-ci soient menacés de non assistance à personne en danger, ils aimeraient qu’on les assiste dans leur départ, afin de le dédramatiser, de l’humaniser. Ils aimeraient mourir dignement, sans chichi. Est-ce trop demander ?

 

Médecin, psychiatre et psychothérapeute, Gérard Apfeldorfer est président du Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids (gros.org), membre de l’Association française de thérapie comportementale et cognitive (aftcc.org).

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Maigrir, c’est simple et dans la tête (avril 2019).

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