Le retournement des flux de capitaux a été massif ces dernières semaines. Les pays en développement ont vu fondre leur autonomie financière avec la baisse du prix des matières premières dont dépend l’essentiel de leurs ressources fiscales, en même temps qu’ils ont vu surgir pour eux-mêmes la menace de la pandémie. Cette triple crise de la dette, du change et des matières premières réduit dramatiquement les marges de manœuvre de ces pays pour faire face à la crise sanitaire.
Ces pays sont donc contraints de quémander les facilités de financement du FMI. Mais les facilités d’urgence sans condition sont étroitement limitées (100 milliards de dollars au total). Les prêts plus importants sont assortis de conditionnalités lourdes et intrusives qui ont déjà traumatisé de nombreux pays dans leurs précédentes expériences.
L’accès direct au dollar par les lignes de swaps de devises entre la Réserve fédérale américaine et les autres banques centrales est entièrement soumis aux discriminations de la politique extérieure des Etats-Unis, via le Trésor qui a le contrôle sur les usages extérieurs officiels du dollar. Les swaps ne sont accordés qu’aux banques centrales des pays « amis ». Les principaux pays émergents qui en bénéficient sont le Brésil et le Mexique. Le SMI n’a donc pas de caractère multilatéral, dès lors que la politique extérieure américaine l’interdit. Il n’existe pas de prêteur en dernier ressort universel.
Plus fondamentalement la gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement fédéral des Etats-Unis pourrait bien remettre en cause la confiance dans la devise clé. Les tensions géopolitiques déjà engagées par la rivalité stratégique sino-américaine, mais aussi par le retrait des Etats-Unis des principaux accords internationaux que sont l’Accord de Paris et le traité iranien, récemment poursuivi avec la suspension du financement américain de l’OMS, mettent en difficulté les finances publiques de nombreux pays africains.
La promotion du DTS comme actif ultime de réserve internationale
L’enjeu immédiat pour les pays émergents et en développement est de bénéficier d’une liquidité quasi-gratuite supplémentaire, qui sera néanmoins limitée à la proportion de leurs quotes-parts aux fonds. Ainsi, si le Comité International Monétaire et Financier du FMI décide de l’allocation de 1000 milliards de dollars de nouveaux DTS, comme recommandé par les Nations Unies, les pays émergents et les pays en développement n’en recevront que 2/5èmes, soit environ 200 milliards. C’est pourquoi des propositions complémentaires peuvent s’avérer indispensables, telles que d’utiliser des DTS immobilisés par les pays développés pour accroître les capacités de prêt du FMI, ou encore à créer des lignes de swap du FMI utilisant les DTS de ces mêmes pays développés.
En effet, le rétablissement dans l’économie mondiale d’ajustements internationaux symétriques, et donc équitables, n’est possible qu’avec la création d’une liquidité ultime dans laquelle toutes les devises importantes seraient convertibles et qui soit en même temps une monnaie fiduciaire à offre flexible. Or le DTS n’est pas une dette ; c’est un actif purement fiduciaire. Le DTS ouvre un droit de créance sur n’importe quelle devise pleinement utilisable d’un membre du Fonds. Conformément à la proposition des Nations-Unies, il serait possible d’émettre immédiatement l’équivalent de 1000 milliards d’équivalents dollars de DTS (ou 730 milliards DTS) dont la totalité abonderait les réserves des pays émergents et en développement.
Mais cela ne suffira pas pour permettre à ces pays de se lancer dans une stratégie de développement à long terme. Ls inégalités mondiales dans les chaînes de valeur globalisées forcent ces pays à se spécialiser vers les matières premières ou les produits énergétiques afin d’obtenir des devises sur les marchés financiers et ainsi d’attirer les capitaux dans la perspective d’une croissance soutenue par les exportations. Ce n’est pas le meilleur moyen de mettre en œuvre des stratégies de développement alignées avec les objectifs de développement durable conformément à l’Accord de Paris. L’extraction continue de matières premières, l’instabilité financière et la fragilité sanitaire face au Covid-19 se tiennent ensemble dans le capitalisme globalisé promu par le néolibéralisme.
Les annonces du G20 pour repousser les échéances de paiements d’intérêts sur les dettes des pays les plus pauvres donneront un espace politique bienvenu pour faire face à la pandémie. Mais la hiérarchie des économies serait structurellement maintenue par le besoin renouvelé d’attirer des financements étrangers pour dépasser les limites de balances des paiements structurellement contraintes. Or c’est bien cette dépendance fondamentale aux flux d’extraction de ressources primaires dans la division internationale du travail qui perpétue l’hégémonie américaine dans le système devise clé.
La mise en œuvre de politiques nationales légitimes de contrôles de capitaux sous le contrôle du FMI pour les pays vulnérables aux crises violentes de liquidités, jointe à des émissions régulières de DTS pourraient être les pivots d’un SMI multilatéral. L’enjeu est d’ancrer l’émission et l’usage à venir des DTS dans un horizon de neutralité carbone, et de l’articuler avec les actions de refinancement et de garanties des banques centrales nationales et de financement de stratégies de développement des banques publiques de financement et de développement pour une croissance inclusive et soutenable.
Michel Aglietta est professeur émérite à l’université Paris-Nanterre et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie. Il a été membre de l’Institut universitaire de France et membre du Haut Conseil des finances publiques.
Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Capitalisme, le Temps des ruptures (nov. 2019)