Ce devait être le monde de Blade Runner (1982), dont l’action est censée se dérouler en 2019, ou celui de Soleil Vert (1973), dont l’action se passe en 2022. C’est le monde de Contagion (2011) que nous vivons.
Avec un virus certes moins dangereux que celui décrit dans le film, mais néanmoins diabolique car assez rare sur le plan épidémiologique. Il est en effet à la fois assez « discret » mais très infectieux (grande « affinité » pour les cellules humaines, pic virémique dès la fin de l’incubation) ; assez contagieux ; et nécessitant de nombreuses hospitalisations d’assez longue durée. C’est en cela que l’emploi de l’expression quelque peu galvaudée de « cygne noir » n’est pas absurde : car si une pandémie à l’échelle mondiale avait été envisagée par tous les scénarios des prospectivistes depuis vingt ans, une crise d’une telle ampleur ne faisait pas partie des hypothèses privilégiées. Il n’était en effet pas déraisonnable de parier sur la capacité du système international contemporain à combattre efficacement une pandémie naissante, comme ce fut le cas pour d’autres coronavirus (SARS-CoV, MERS-CoV) ou pour les ribovirus de la grippe A (grippe porcine H1N1, grippe aviaire H5N1).
L’effet papillon
L’effet papillon a été extraordinaire, l’épidémie partant – probablement – d’un marché aux animaux sauvages dont les Chinois sont friands à l’approche du Nouvel An pour se répandre dans le monde entier en quelques semaines.
Comme la Peste noire – quoique dans l’autre sens – l’épidémie a circulé le long de la Route de la soie, mais beaucoup plus rapidement et par voie aérienne. Elle s’est répandue sur l’hémisphère nord en quelques semaines, affectant notamment de manière dramatique les régions les plus âgées du monde (Madrid a le record européen de l’espérance de vie à la naissance). La carte de l’épidémie semblait, début avril, recouvrir celle du trafic aérien (Fig. 1). Mais, à l’instar des deux guerres mondiales, même si, au bilan, elle n’affectait pas directement et profondément tous les continents, elle aurait bien évidemment un effet planétaire.
Figure 1 - Source : Organisation internationale de l’aviation civile
Nous sommes encore très loin de la sortie de crise, et nombre de questions restent ouvertes – relatives par exemple à la manière dont l’Inde et la Russie s’en sortiront, ou à l’ampleur future de la pandémie en Afrique subsaharienne, qui pourrait mieux résister que certaines prévisions ne l’affirment si les conditions géographiques et climatiques importent dans la diffusion du SARS-CoV-2 (Fig. 2).
Figure 2 - Source : Financial Times
Pour l’heure, chacun trouve dans la crise de quoi conforter ses certitudes et ses craintes, à l’Ouest comme à l’Est, à droite comme à gauche. Toutefois, avec les réserves d’usage, on peut déjà entrevoir quelques tendances probables : le recul de la mondialisation ; le déclin du populisme, mais le succès du souverainisme et la revanche des frontières ; le retour de la puissance publique ; l’avènement de sociétés de surveillance et la multiplication des comportements d’isolement ; le risque d’actions politiques ou militaires opportunistes… Et l’on peut parier qu’aucun grand pôle de puissance ne sortira grandi de la crise, que ce soit en tant qu’Etat ou en tant que modèle.
Le recul de la mondialisation
Les grandes crises sont généralement des accélératrices de tendances, et celle-ci ne fera pas exception. Le ralentissement de la mondialisation était déjà en cours. Le ratio commerce international / Produit intérieur brut (PIB) avait déjà décliné (61 % en 2008, 59 % en 2018), de même que le ratio Investissement direct à l’étranger (IDE) / PIB (3,8 % en 2008, 1,4 % en 2018). En cause : la crise financière, mais aussi les catastrophes révélant la vulnérabilité des économies (Japon, 2011), puis la montée des nationalismes et des protectionnismes, bien sûr, mais aussi l’évolution technologique (automatisation permettant le rapatriement de certaines industries), et les préoccupations environnementales.
A court terme, les entreprises voudront reconstituer leurs marges et continueront à s’approvisionner en Asie. A moyen terme, toutefois, on verra sans doute les chaînes de valeur se raccourcir, et la production just in time déclinera. La notion de stocks stratégiques sera appliquée à la santé (aujourd’hui, 80 % des principes actifs des médicaments sont fabriqués en Inde et en Chine). La résilience aux chocs internationaux sera un maître mot des politiques économiques. A Washington et à Pékin, les partisans du « découplage » des économies des deux pays se trouvent déjà renforcés dans leurs positions. Si l’on reprend les trois futurs possibles pour le monde proposés par la communauté du renseignement américaine en 2017 (Global Trends 2035), celui des « Archipels » (monde fragmenté) semble plus probable que ceux des « Orbites » (compétition de puissances) ou des « Communautés » (prévalence de la coopération dans un monde hyper-connecté). Et ce n’est pas un hasard si le scénario « Archipels » est issu, entre autres facteurs… de la « grande pandémie de 2023 ».
Mais pas plus que la Peste noire n’avait conduit à la fin des échanges par voie maritime, la crise du Covid-19 ne mettra un terme à la mondialisation, et elle n’aura sans doute qu’un effet limité sur les déplacements en avion. Une société interconnectée offre plus d’avantages que d’inconvénients pour la gestion des épidémies : alerte et surveillance ; rapatriements sanitaires ; assistance internationale ; coopération scientifique… En revanche, le trafic et la consommation d’animaux sauvages seront certainement réprimés de manière beaucoup plus dure. C’est la troisième fois en vingt ans qu’émerge un nouveau coronavirus de type beta (avec saut d’espèces) : il y en aura certainement d’autres.
Déclin du populisme, montée du souverainisme
La montée du populisme de gouvernement pourrait connaître un coup d’arrêt. D’abord parce que l’une de ses caractéristiques est la défiance vis-à-vis de l’expertise et des administrations. Cette défiance n’avait certes pas disparu début avril (comme en témoignait par exemple la controverse sur la chloroquine). Mais son possible coût humain et financier ne manquera pas d’être relevé in fine. Ensuite parce que la plupart des leaders populistes – Donald Trump en tête – ont jusqu’ici montré une certaine incapacité à être proches des préoccupations immédiates de leurs concitoyens, et à exprimer l’empathie nécessaire. A moins que la gestion économique de l’après-crise ne se caractérise, via la création monétaire et l’augmentation des prix de biens désormais manufacturés sur le territoire national, par un retour de l’hyperinflation : celle-ci pourrait générer des désordres sociaux de nature à favoriser l’émergence d’une « deuxième vague » de populismes.
En revanche, le souverainisme devrait être logiquement l’un des grands « gagnants » de la crise, aidé par ce qu’Ivan Krastev a appelé la « mystique des frontières ». Comme le secteur de la santé, l’agriculture bénéficiera de la relocalisation. Instruites par les crises des années 2000 et 2010, les sociétés nationales auront tendance à se replier et à exiger une protection accrue face aux menaces extérieures au sens le plus large du terme – terrorisme, crises financières, immigration illégale, compétition commerciale… En affirmant que « nous devons reprendre le contrôle » de notre santé publique, Emmanuel Macron a emprunté, sans doute inconsciemment, une expression associée au Brexit. R.I.P. le monde sans frontières, 1990-2020 ? Celles-ci pourraient bien se fermer un peu plus à l’immigration africaine si, comme le pensaient certains épidémiologistes début avril, le continent devenait un important « réservoir » pour le SARS-CoV-2.
La revanche des Etats
Comme dans toute crise sécuritaire – guerre, terrorisme, épidémie –, il faut s’attendre au renforcement de l’Etat, dont le rôle sera valorisé à la fois pour le contrôle des populations et l’intervention économique (soutien à l’offre). Outre le soutien à l’économie, les priorités des gouvernements dans les prochaines années seront bien évidemment la santé et la sécurité ; toutes choses égales par ailleurs, des secteurs tels que l’éducation et l’environnement en pâtiront probablement.
Même les démocraties les plus libérales – Royaume-Uni, Pays-Bas –, tentées un instant par le « laissez-faire » et pariant sur l’immunité grégaire qui en résulterait au bout de quelques mois, ont reculé devant les chiffres effrayants de la létalité probable d’une telle stratégie selon le modèle de l’Imperial College (250 000 morts pour le Royaume-Uni). Allons-nous entrer dans une véritable ère d’autoritarisme numérique (surveillance, détection, répression…), avec un sacrifice des libertés individuelles ? Les dictatures en ont rêvé : les démocraties le feront-elles ? Il est probable en tout cas que, comme à la suite du 11 septembre, les populations acceptent dans leur majorité des atteintes significatives à leurs libertés. Et en cas de résurgence parallèle du djihadisme, verra-t-on s’installer une sorte « d’état d’urgence permanent » – comme c’est le cas, sur le plan du régime juridique, en Israël depuis 1948 ? Deviendrons-nous « tous israéliens » ?
L’accroissement de la part de l’Etat dans l’économie ne signifie pas nécessairement la défaite des grands acteurs privés, notamment ceux du numérique – le succès actuel des produits proposés par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) en est la preuve. Et le succès probable du souverainisme n’entraînera pas mécaniquement une diminution de la coopération internationale. Si les institutions mondiales n’ont pas toujours été à la hauteur (cas de l’Organisation mondiale de la santé, unanimement considérée comme trop peu réactive), le G20 et l’Union européenne (Banque centrale européenne) ont montré une capacité à se saisir des enjeux économiques infiniment supérieure à ce qu’avait été, par exemple, la coopération internationale pendant la crise de 1929. Il reste à voir si les réactions égoïstes nationales des premières semaines – guerre du pétrole, manque de solidarité européenne, décisions abruptes de l’administration Trump… – laisseront des traces. Au bilan, il serait risqué de parier sur une relance du multilatéralisme.
Si la crise pourrait renforcer les États solides du fait d’un accroissement du rôle de la puissance publique, elle pourrait à l’inverse affaiblir les États fragiles. On pense notamment à ceux des pays africains dont l’économie repose essentiellement sur l’exportation de ressources. D’autant plus qu’une « crise dans la crise » s’est développée sur les marchés pétroliers. Le « double contre-choc pétrolier » de mars a en effet ajouté à la crise sanitaire. Riyad et Moscou ont d’importantes réserves de change pour compenser la baisse de leurs revenus, mais ont aussi leurs faiblesses du fait de l’importance du secteur pétrolier pour leurs économies. A ce jeu, la Russie peut sans doute tenir un peu plus longtemps, son budget étant basé sur un baril aux environs de 40 dollars, alors que c’est près du double pour l’Arabie saoudite – sauf peut-être en cas de mécontentement populaire nécessitant un investissement de la puissance publique.
C’est peut-être pour d’autres pays que les conséquences seront les plus sévères, surtout s’ils souffrent eux-mêmes de manière significative de la crise du coronavirus. On pense aux pays producteurs d’Asie centrale, d’Asie de l’Est, d’Afrique et d’Amérique du Sud, mais surtout au Moyen-Orient : quelles conséquences pour des Etats fragiles (l’Irak), affaiblis (l’Iran) ou en plein bouillonnement politique (l’Algérie)?
Un succès de la démocratie semi-autoritaire ?
Un débat a commencé très rapidement après le début de l’épidémie sur les modèles politiques les plus aptes à gérer une crise de ce type, l’autoritarisme chinois paraissant à certains plus à même de mettre en place des politiques de contrôle sociétal efficace que les démocraties occidentales.
Cette vision n’est pas convaincante. Ce sont les démocraties d’Asie de l’Est – Corée du Sud, Taiwan, Japon, auxquels on peut ajouter la région de Hong-Kong – qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. Les explications culturelles sont tentantes : la discipline et le sens du collectif y règnent. Y compris sur le plan sanitaire : on connaît la tradition du port du masque en hiver. Mais le caractère démocratique des pays cités leur a permis d’être au moins aussi efficaces que la Chine (avec certes des populations moins nombreuses et quelques semaines d’expérience en plus). Elles avaient, il est vrai, assez bien tiré des leçons des épidémies virales des quinze dernières années.
Autre question : les pays qui donneront le sentiment de s’en être le mieux « sortis » seront-ils les Etats centralisés, ou ceux conférant une large autonomie à leurs composants (régions, Etats fédérés) ? La régionalisation des compétences de santé, par exemple, se prête mal à la rapidité de décision et à l’homogénéité des politiques au niveau national. Assistera-t-on aux Etats-Unis au retour de la demande de « big government » tant décrié ces dernières décennies ? Rien n’est moins sûr : les Etats et les villes se sont souvent montrés aptes à prendre des décisions palliant parfois les déficiences – déni, lenteur, inconséquence – du niveau fédéral.
Le Covid-19 sera ainsi un test de légitimité pour tous les modes de gouvernance étatique. Au point de susciter de nouvelles révoltes ou révolutions ? Probablement pas à court terme en tout cas : les sociétés seront, pendant plusieurs mois, trop affaiblies et préoccupées par un éventuel « retour à la vie normale ».
Vers l’ère de l’individualisme numérique
Après la pandémie, si les individus confinés voudront naturellement, dans un premier temps, profiter à plein de leur liberté retrouvée, deux groupes de populations verront au contraire leurs choix de vie et préférences idéologiques confortés, et feront sans doute de nouveaux adeptes du repli sur soi : d’une part, les « survivalistes », d’autre part les « effondristes ». Les premiers se caractérisent par la paranoïa. Les ventes d’armes et de munitions avaient, aux Etats-Unis, été multipliées par trois début avril 2020. Il en ira sans doute de même pour les abris individuels dans les années qui viennent… Les seconds mettent l’accent sur le risque de collapsus global de la société moderne et prônent l’autosuffisance individuelle ou communautaire. Nombre d’entre eux verront par ailleurs dans les mesures de protection et de surveillance prises par les Etats dans les années qui viennent une validation de la « stratégie du choc » théorisée par Naomi Klein, qui voit dans les grandes catastrophes une occasion pour le capitalisme d’imposer de nouvelles contraintes ou de nouvelles normes sociales. Un troisième groupe, plus diffus, connaîtra lui aussi le succès : celui des adeptes des « résidences fermées » pour populations privilégiées. Pour toute la population des pays modernes, enfin, le télétravail, la télémédecine, la télé-éducation deviendront des outils beaucoup plus familiers, et les livraisons à domicile se développeront encore. De leur côté, les pays émergents et moins avancés pourraient connaître un frein au moins temporaire à l’urbanisation galopante – cf. le nombre considérable de « retours au village » en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, notamment.
Une crise de l’anthropocène
Dans les temps anciens (et encore aujourd’hui dans certaines communautés), l’épidémie était considérée comme un châtiment de Dieu. Aujourd’hui, ce serait un « ultimatum de la nature » (Nicolas Hulot). Nombre de militants espèrent ainsi que la lutte contre le changement climatique pourra enfin être prise au sérieuse après la pandémie actuelle, les gouvernements ayant montré une capacité de mobilisation inédite pour lutter contre elle.
Mais ce ne sera pas le cas : si le SARS-CoV-2 mobilise autant, c’est parce que ses effets sont immédiats, visibles et tragiques pour les individus et pour les Etats. Il est même possible que les préoccupations environnementales deviennent pour un temps relativement secondaires devant l’impératif de relance des appareils productifs. D’autant plus en période de prix très bas du pétrole (cf. supra).
On verra, certes, des avertissements quant aux liens possibles entre les deux : il existe en effet une crainte récurrente des conséquences épidémiologiques possibles de la fonte des pergélisols, notamment dans la partie septentrionale de la Russie. Mais cette crainte semble à l’heure actuelle peu fondée scientifiquement, ou en tout cas ne paraît pas mériter d’inquiétudes excessives : il n’y a guère aujourd’hui d’études sérieuses montrant qu’un péril sanitaire grave résulterait de cette fonte.
En revanche, l’écologie au sens premier du terme pourrait revenir au devant de la scène, et notamment la lutte contre la déforestation et la destruction des habitats naturels, que l’on sait, notamment depuis l’apparition du SIDA, partiellement responsables de l’émergence de virus inconnus jusqu’ici.
Des actions stratégiques opportunistes
L’appel d’Antonio Guterres, le Secrétaire général de l’ONU, à un « cessez-le feu général » sur la planète a fait écho aux « trêves de Dieu » du Moyen Âge. De fait – mais sans doute pas pour cette raison –, on assiste déjà à une accalmie sur certains théâtres de guerre du fait des impacts de la pandémie (moindre disponibilité des personnels, manque d’accès aux soins, ruptures des chaînes d’approvisionnement…). Et, comme c’est souvent le cas lors des catastrophes, on assiste à des esquisses de détente régionale (temporaires ?), par exemple entre l’Iran et certains pays du Golfe.
Mais les interventions de contre-terrorisme et les missions de soutien de la paix en pâtissent également, du fait de préoccupations sanitaires locales ou des besoins en personnels pour des missions de sécurité sur le territoire national. De même que les médiations ou les inspections internationales, ne serait-ce que du fait de difficultés logistiques.
On peut parier sur l’opportunisme stratégique de certains acteurs profitant de la concentration de la communauté internationale sur la pandémie et de la réduction de la capacité d’intervention des grands Etats, au risque de la création de vides stratégiques – à condition bien sûr de ne pas avoir été affaiblis eux-mêmes du fait de la crise sanitaire. On pense à des groupes terroristes bien sûr, ainsi qu’à des organisations religieuses aptes à pallier les déficiences des services publics dans les pays fragiles. Mais peut-être aussi certaines puissances majeures. N’a-t-on pas vu à la Maison Blanche des débats sur l’opportunité d’agir militairement pour affaiblir encore un peu plus l’Iran ? Quant à la Chine et la Russie, elles profitent pleinement – surtout la première – du désarroi européen pour intensifier leur propre propagande. Cela dit, un coup de force militaire majeur et visible, de nature à susciter une véritable rupture stratégique, est plus difficile à imaginer, pour les raisons évoquées plus haut.
L’opportunisme se manifeste également en politique intérieure, et certains dirigeants semblent avoir voulu profiter du fait que l’attention de la communauté internationale était accaparée par la crise sanitaire : annonce d’une réforme constitutionnelle en Russie, reprise en main par Mohamed ben Salman en Arabie saoudite, concentration des pouvoirs (via la proclamation de l’état d’urgence sine die) en Hongrie… et ce n’est sans doute que le début.
Les pôles de puissance : tous perdants
Si le leadership américain est aux abonnés absents, aucun autre pôle de puissance n’a joué ce rôle et aucun n’en sortira grandi.
La réélection du président Trump fait désormais face à deux obstacles sérieux : une incapacité manifeste à se saisir de la crise à bras le corps ; et l’émergence, côté démocrate, d’un candidat expérimenté et empathique (Joe Biden). A ce stade, toutefois, l’effet de ralliement en temps de crise continue de jouer, et l’actuel président reste capable de l’emporter. On peut parier qu’il fera campagne sur des thèmes qui lui sont chers, accusant la Chine d’être à l’origine de la crise (cf. l’insistance de l’administration pour parler de « virus chinois ») et promettant encore davantage de protection aux frontières, au point que l’hypothèse d’un véritable isolationnisme devienne plus crédible. Dans tous les cas de figure, il sera difficile à une Amérique dont la réaction – fédéralisme oblige – a été désordonnée et qui pourrait connaître, selon certaines modélisations, plusieurs centaines de milliers de morts – une catastrophe humaine sans précédent dans l’histoire moderne du pays, à l’exception de la Seconde guerre mondiale – de se poser en modèle.
La Chine, elle, a été le problème avant de tenter de faire partie de la solution (aide internationale), alors même qu’elle aurait dû être bien préparée. Mais en dépit de ses efforts, on peut douter qu’elle sorte grandie de la crise : retard dans la gestion de la pandémie, lanceurs d’alerte réduits au silence, propagande diplomatique éhontée (les Etats-Unis comme responsables de l’introduction du virus), masques et tests inutilisables… Seule la découverte en premier d’un traitement efficace ou d’un vaccin pourrait redorer son blason. C’est pour ces raisons que la thèse de Stephen Walt selon laquelle « le Covid-19 va accélérer le transfert de la puissance et de l’influence de l’Ouest vers l’Est. La réponse en Europe et en Amérique a été lente et hésitante par comparaison avec celle de l’Asie, ce qui va avoir pour conséquence de ternir un peu plus l’aura de la ‘marque Occident’ » peut laisser dubitatif.
Mais l’attitude de l’Europe n’a guerre été plus reluisante que celles de l’Amérique et de la Chine. On sait que les compétences de l’Union en matière sanitaire sont limitées. Il n’empêche : sa réaction a été tardive, tout comme l’a été la solidarité entre membres. Demain, le risque existe de voir certains de ses acquis (Schengen, RGPD…) disparaître ou à tout le moins être mis entre parenthèses. Toutefois, la Banque centrale européenne (BCE) a pris la mesure de l’impact économique de la pandémie et l’on peut parier que les prophètes de malheur sur la capacité de survie de l’UE seront une fois de plus – comme lors de la crise de l’euro ou celle des migrants – pris en défaut.
Enfin, il reste deux grandes inconnues : la manière dont la Russie et l’Inde sortiront de la crise.
Ce texte a été repris pour le blog des éditions Odile Jacob.
Source de la publication initiale : Fondation pour la recherche stratégique, avril 2020
Bruno Tertrais est politologue, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.
Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Le Choc démographique (février 2020)