Le livre (SANTE : URGENCE) que j'ai coordonné avec Frédéric Pierru, a été écrit avant l'épidémie de Covid 19, avec l'objectif partagé par les 26 auteurs de rassembler les analyses et les propositions pour une reconstruction de notre système de santé miné par les lois d'un marché administré, écartelé entre business industriels, grandes surfaces hospitalières et petites officines de médecine libérale.
L'avenir radieux annoncé était à la fois l'individualisation du service rendu au consommateur et l'industrialisation mondialisée de la production, grâce aux progrès biotechnologiques permettant de numériser chaque individu, au développement de l'Intelligence artificielle remplaçant le raisonnement médical par l'algorithme et l'expansion des plateformes médicales des GAFA assurant l'ubérisation du service à la personne.
En attendant, ce nouveau monde merveilleux régi par la concurrence « libre et non faussée », notre système de santé se dirigeait depuis le début du nouveau siècle, vers une marchandisation de la production des actes et des services sur un pseudo-marché régulé par l'État fixant les normes et les tarifs. Marchandisation et bureaucratisation.
La règle était/est la recherche de rentabilité au nom de l'exigence d'efficience. Le manager l'emportait sur le professionnel destiné à devenir un autoentrepreneur. Un nouveau métier était/est devenu essentiel : le « codeur » qui rédige la facture adressée aux financeurs, la Sécurité sociale et les Mutuelles.
Las, ce modèle industriel transformant le médecin en ingénieur ou en technicien n'est applicable qu'à une partie de la médecine, celle des maladies aigües bénignes et des gestes techniques programmés standardisés, compatibles avec le paiement à l'acte en ville et avec la tarification à l'activité à l'hôpital. De la cystite ou de la gastroentérite à la prothèse de hanche et à la chirurgie ambulatoire de la cataracte ou du canal carpien. Il est totalement inadapté aux maladies chroniques, aux poly-pathologies, aux maladies rares ou complexes, aux polytraumatismes sévères, à la réanimation, aux urgences …
La crise actuelle due à l'épidémie de coronavirus n'est pas qu'une parenthèse qu'il faudra refermer au plus vite, elle est un révélateur grossissant des aberrations dangereuses de notre système de santé soumis à l'idéologie néolibérale. Elle avait été précédée par deux crises majeures délibérément sous estimées par les responsables politiques : la crise des urgences et la crise de l'épidémie de bronchiolite.
La crise des urgences est au carrefour de 3 crises, celle de la médecine libérale de ville, ne répondant plus à la demande, celle du secteur médicosocial et des EPHAD, celle de l'hôpital entreprise censé travailler à flux tendu sans lit vide, expliquant l'accroissement des hospitalisations pendant des heures sur des brancards, faute de lits et de personnels.
La crise de l'épidémie de bronchiolite, survenue cet automne, a révélé l'ampleur du mal qui frappe l'hôpital public. Alors que cette épidémie attendue n'était pas plus importante que les années précédentes, il a fallu transférer en 2019 plusieurs dizaines de nourrissons, en réanimation à plus de 200 km de Paris, faute de places et de personnels dans les hôpitaux d'Ile de France !
Face à ces crises, les responsables politiques, enfermés dans leur idéologie du « moins d'État, plus de marché, » n'ont proposé que discours empathiques et mesures symptomatiques (petites primes et reprise partielle et échelonnée de la dette), avec un gonflement trompeur des montants annoncés pour impressionner le téléspectateur au journal de 20 heures. La démission collective de plus de 1000 chefs de service et responsables d'unité n'a pas affecté un pouvoir jupitérien sûr de lui.
Si bien que notre système de santé, et singulièrement l'hôpital public, a abordé la crise du coronavirus en position de faiblesse et surtout désarmé, car au nom de la rentabilité financière immédiate on a sacrifié la sécurité. Plus de stock de masques, produits en Chine !
Mais aussi, plus de stocks de médicaments essentiels dont les principes actifs sont produits en Chine et en Inde. Pas assez de lits et singulièrement de lits de réanimation (deux fois moins qu'en Allemagne) et plus assez d'infirmières honteusement sous payées.
Plus grave faisant de pénurie vertu, on a raconté que les masques n'étaient utiles qu'aux soignants alors que c'est le premier confinement ambulatoire pour toutes et tous et qu'ils font partie des « mesures barrières »…
Cette épidémie terrifiante par sa contagiosité qui en fait une tueuse sélective (sûrement pas plus de 1% de morts) mais rapide, submergeant les réanimations et les funérariums, frappant d'abord les anciens mais n'épargnant pas les jeunes, menaçant toutes les catégories mais particulièrement les soignants, va se transformer en crise économique, sociale et politique. Paradoxalement, elle peut être l'occasion d'un changement radical de politique considérant la Santé comme un « commun » non étatisable, non privatisable, garantissant la prise en charge à 100% d'un panier de prévention et de soins solidaire, développant la prévention collective grâce à une politique environnementale, oeuvrant au développement d'un service de la médecine de proximité travaillant en équipe médicale et paramédicale de façon coordonnée avec les hôpitaux publics, donnant leurs places aux usagers dans la « gouvernance » et l'évaluation d'un service public au service du public. Notre système de santé n'a avancé qu'à l'occasion de crises sociales et politiques majeures : 1945, la Sécu à la sortie de la guerre, 1958 la création des CHU à l'occasion de la fin de la 4ème République lors de la crise algérienne. Il fallait une vision et un programme, c'était alors celui du Conseil national de la Résistance. Il faut élaborer celui de demain., de l'après épidémie.
Le livre SANTE : URGENCE veut y contribuer. Puissent revenir « les jours heureux » !
André Grimaldi est professeur émérite de diabétologie, au CHU Pitié-Salpêtrière, et à Sorbonne Université.
Nouveauté publiée aux éditions Odile Jacob (disponible en ebook – mars 2020) : Santé : Urgence